Je passe en ce moment beaucoup de temps à m’excuser. De toutes sortes de choses, mais essentiellement de ne pas avoir le temps. J’utilise toutes sortes d’excuses.

J’ai un job, une fille qui entre dans l’enseignement supérieur, un père désormais âgé, un pays qui ne sait plus où il habite, un siècle qui bégaye le précédent, un corps qui, comme me l’a dit un jour une jeune ophtalmo rayonnante de santé en parlant de ma rétine raccommodée, a vécu des choses.

Toujours est-il que je n’ai pas envoyé ce billet au mois de mai, et que la belle régularité avec laquelle j’ai publié sur ce site ces 18 derniers mois ne résistera sans doute pas à 2022. Mais je n’abandonne pas : je continuerai à venir vous parler de littérature par ici. Peut-être même chaque mois, qui sait, mais en vérité simplement quand j’aurais à la fois quelque chose à dire et un peu de temps pour le dire.

Ça n’est d’ailleurs pas très grave : au fond, on a le temps. Ce mois-ci, par exemple, c’était la cérémonie annuelle d’une de mes œuvres d’art préférée, le Future Library Project, à Oslo : deux auteurs, Tsitsi Dangarembga et Karl Ove Knausgård, ont remis chacun un manuscrit qui sera lu en 2114. On a toujours le temps pour la littérature, qui est infiniment patiente et souple.

En parlant de souplesse, en juillet et août je vais aussi modifier le format des fictions courtes que je vous envoie. Au lieu d’une seule nouvelle par mois, d’une longueur d’environ 6.000 mots et une bonne vingtaine de minutes de lecture, qui est le format que j’ai utilisé par défaut, cet été vous recevrez chaque semaine un texte d’environ 600 mots, moins de 3 minutes de lecture. Des miniatures. Je les imagine comme des élastiques très petits, très tendus : en une phrase vous entrez dans l’histoire, l’élastique se tend et deux minutes après toute l’énergie emmagasinée est relâchée. Car c’est bien en quoi consiste plus ou moins toute littérature : le texte stocke de l’énergie, et la libère.

🚀 Saul Bellow. By the Saint Lawrence [nouvelle]

Je ne sais pas si cette nouvelle a été traduite en Français. Je ne comprends pas la place trop faible de Bellow en Français. Il est traduit, bien sûr : un prix Nobel! Mais marginal. Pourtant quand un écrivain qui a tant de talent nous parle des connexions entre l’art, la politique, les affaires, les penchants psychologiques et les passions sexuelles, l’intellect, la création et la culture de notre époque? Quand il parle du monde en entier et tel qu’il est? Comment n’est-il pas au centre de nos discussions?

By the Saint Lawrence est la dernière nouvelle écrite par Bellow, à la fin de sa vie. Drexler, le personnage principal et alter ego de l’auteur, est un auteur âgé, spécialiste de Bertold Brecht, qui a accepté de faire une conférence à l’Université Mc Gill, à Montréal, pour pouvoir revenir à Lachine, où il a grandi, au bord du Canal, près des écluses. Le vieil homme se souvient simplement de son enfance, de ses cousins, oncles et tantes. Il se souvient d’un incident tout particulièrement. Son cousin Albert l’emmène en voiture : ils croisent un accident à un passage à niveau, la foule s’est déjà attroupée, le petit Drexler ne voit pas le corps mais, sur la chaussée, deux poumons. Sa tante Rosie interroge le garçon sur ce qu’il a vu. Il explique les détails.

Ces observations, Rexler devait apprendre, étaient toute sa vie, son être, et elles étaient le produit de l’amour. Pour chaque trait physique, il y avait un sentiment correspondant. Jumelées, paires par paires, elles allaient et venaient, entrant et sortant de son âme. Tante Rozzy avait le visage, le visage fougueux d’un juge capital, et elle était déterminée à rejeter la responsabilité de l’accident sur la victime.

Et c’est une observation puissance sur la création littéraire, qui est un sens anormalement aiguisé de l’observation alimenté par l’amour du monde. Cette nouvelle sur l’enfance, le souvenir et la création a reveillé un souvenir en moi. J’avais une dizaine d’années et, enfant de la ville envoyé à la campagne, j’assistais avec des cousins plus âgés aux dimanches des villages environnants, leurs bals de campagne et leurs tournois de football. Et les parents, les cousins, les amis de passage s’étonnaient que je me souvienne “de tout”. Le nom du chien de la fille de la buvette du bal de la veille, le nombre de participants au tournoi de pénalties, le nom du couple de retraités du village voisin qui assistaient dans leurs pliants aux matchs chaque dimanche, la marque de la nouvelle moto du gardien de but et la coupe de cheveux de “la Grazielle” avait l’an passé. C’était devenu une sorte de jeu et on m’interrogeait.

Je sais aujourd’hui, quarante ans plus tard, d’où me venait cette mémoire : j’observais ce monde-là avec une intensité proportionnée à l’amour que je lui portais. Et quand ça devient une habitude d’aimer le monde ainsi, ses détails et ses chatoiements, on fait de la littérature.

🍹 Panier [rhum]

Pas d’histoire ce mois-ci, du pratique ! C’est l’été, n’y pensons plus, pour 200€ je vous fais un panier de bonnes bouteilles. Je m’approvisionne personnellement dans deux boutiques qui, si elles sont installées à Paris, livrent dans toute la France : La maison du whisky (qui a beaucoup de rhums, malgré son nom) et Excellence Rhum. Au passage, il est beaucoup plus facile de trouver toutes sortes de rhum en métropole qu’aux Antilles françaises, où vous aurez des productions locales à un prix imbattable, mais juste celles-là.

Je fixe un plafond, un peu arbitraire, à 50€ la bouteille : un grand nombre de rhums sont au-delà de cette limite, mais pour démarrer, et même pour un moment, c’est déjà très bien. J’exclus également les rhums d’Amérique centrale : parce que je les connais mal, parce qu’ils ont la réputation d’être artificiellement sucrés et caramélisés après distillation, et parce qu’à la fin on n’a que 200€ à dépenser.

  • Un rhum agricole martiniquais. NEISSON Le Rhum. 52,5% / Martinique, 70cl. 32,50€. La bouteille “épaules carrĂ©es” chère aux martiniquais de la cĂ´te nord caraĂŻbe : la distillerie est au Carbet. Quand je pense Ă  cette catĂ©gorie de rhum, je pense Ă  cette bouteille. : ou comment allier 52,5% et finesse. Magique.
  • Un rhum agricole guadeloupĂ©en. BIELLE Canne Grise. 59% / Marie Galante, 50cl. 30,90€. J’ai choisi celui-ci pour illustrer une catĂ©gorie que j’ai toujours trouvĂ© intĂ©ressante : les rhums agricoles faits Ă  partir d’une seule espèce de canne. Ici une canne grise de Marie-Galante, mais Bologne en Guadeloupe fait un rhum de canne noir et en Martinique ClĂ©ment fait chaque annĂ©e un millĂ©sime Canne bleue qui vaut le dĂ©tour.
  • Un rhum jamaĂŻcain. APPLETON Reserve Blend 40%, Rhum, Jamaique, 36€. C’est un mĂ©lange d’une vingtaine de rhums de 6 ans d’âge, assez doux, pas trop sucrĂ©, qui est moins typique et funky que d’autres rhums jamaĂŻcains, mais facile Ă  utiliser.
  • Un rhum de la Barbade, lieu de naissance du rhum. J’ai choisis lĂ , logiquement, un rhum vieux : MOUNT GAY XO. 43%, Barbade / 70cl. 48.90 €. C’est un mĂ©lange des rĂ©serves de la distillerie historique Mount Gay, d’une maturitĂ© de 17 ans. Ne pas gâcher dans un cocktail. Se caler au fond d’un fauteuil, la tĂŞte protĂ©gĂ©e par un chapeau de paille, et fermer les yeux. Ouvrir les narines d’abord, les papilles ensuite.
  • Un rhum vieilli cubain. HAVANA CLUB 7 ans. 40%, Rhum, Cuba / 70cl. 32.90 €. La grosse artillerie, certes, et vous le trouverez au supermarchĂ© aussi. Mais honnĂŞtement? Vous en avez pour votre argent. S’utilise très bien, pour le coup, dans des cocktails.

Ça nous fait 181€ de rhum, avec des rhums jeunes et vieux, les traditions française, anglaise et espagnole sont représentées, arrêtons-nous là. Pour arriver à 200€ vous pouvez ajouter un accessoire, Boston shaker, jigger, cuillère à cocktails, verre… Vous voilà armé pour passer l’été.

🗑️ Pages de vieux journal

15 mai 1996. Le début de L’Enquête d’Hérodote (I, 1-3) évoque les enlèvements successifs de Ion, Europe, Médée, Hélène, qui sont justifiés les uns par les autres et s’étendent sur un long temps « familial » (« à la génération suivante », I, 3). On ne peut penser qu’à des pratiques de vendetta. Qui plus est, en I, 4, Hérodote, faisant parler les Perses, condamne les Grecs : non parce qu’ils répondent à un enlèvement par un autre enlèvement, puisque « la sagesse est de n’accorder aucune importance aux femmes enlevées » (I, 4), mais parce qu’ils substituent l’expédition de Troie, c’est-à-dire une guerre entre états, à la vendetta. Ils substituent un cadre civique au genos.

24 mai 1996. J’écris très peu, et ce que j’écris est sans importance et faible. Il n’empêche, l’écriture est l’une des seules choses dont je sente qu’elle m’appartient.

31 mai 1996. Je me souviens de cette femme qui, à l’université de Bordeaux, enseignait l’histoire médiévale. Elle parlait avec un enthousiasme qu’elle ne savait plus restreindre de La Société féodale de Marc Bloch. Quand, las, j’avançais que cet ouvrage, encore utile sans doute, avait peut-être vieilli, elle devint pourpre, puis livide. « Vous ne pouvez pas, me rétorqua-t-elle, dire une chose pareille : il a été assassiné par les nazis, c’est un héros ».

3 juin 1996. Je ne crois pas que, comme l’avance François Châtelet, Hérodote et Thucydide soient devenus historiens parce qu’ils sont devenus citoyens, i.e. grâce à l’émergence de la cité grecque. Je crois que, tout autant sinon plus, ils ont inventé l’histoire parce qu’ils étaient l’Errant et l’Exilé.

đź”– Favoris

  • What Does “Coordinated Inauthentic Behavior” Actually Mean? Article d’Evelyn Douek dans Slate. CIB est un critère utilisĂ© par Facebook en particulier pour censurer / supprimer des contenus sur sa plateforme. Mais c’est une notion difficile Ă  cerner.
  • Samy Frey Ă  vĂ©lo disant les Je me souviens de Perec tout en pĂ©dalant sur un vĂ©lo dans un dĂ©cor de montagnes en carton.
  • Sean Carroll’s Mindscape podcast. Ed Yong on How Animals Sense the World. Une merveilleuse interview d’une heure Ă  propos du nouveau livre d’Ed Yong, un journaliste scientifique qui a obtenu l’an passĂ© un Pulitzer pour sa couverture du Covid. Ils parlent ici de son nouveau livre, An Immense World: How Animal Senses Reveal the Hidden Realms Around Us. Si vous voulez savoir comment une araignĂ©e voit le monde, comment un poisson laisse une “trace” dans l’eau derrière lui, et si vous voulez Ă©largir votre comprĂ©hension de ce que sont vraiment la vue, le goĂ»t, l’odorat, c’est ce qu’il vous faut.
  • Charlie Haden, Kenny Baron. Night and The City. J’avais achetĂ© l’album Ă  sa sortie en 1998. Un concert intimiste, piano et basse. Je l’ai Ă©coutĂ© beaucoup Ă  ce moment-lĂ , puis il a disparu. Physiquement disparu. Je le redĂ©couvre par hasard dans Spotify. Je l’écoute Ă  nouveau beaucoup. Je me souvenais distinctement de la magnifique illustration.

Night and the City