« J’essaie toujours d’Ă©crire selon le principe de l’iceberg. Il y en a sept huitiĂšmes sous l’eau pour chaque partie qui se voit. » (E. Hemingway)

Je me suis souvenu de cette citation d’Hemingway suite Ă  un Ă©change avec un lecteur (👋 Emmanuel) qui mentionnait dans un Ă©change de mails mon “style assez sec et descriptif, oĂč l’on rentre peu dans la tĂȘte des personnages. Style roman noir”. Et c’est certainement une partie de ce que j’essaie de faire : parler de choses intimes en utilisant les techniques du roman noir. Mais au fond, le roman noir lui-mĂȘme s’insĂšre dans une tradition qui le dĂ©passe, faite de minimalisme et de naturalisme. Hemingway, c’est du roman noir?

Pas besoin, pour lui, de parler explicitement de tout ce qui est sous la ligne de flottaison : le lecteur, quand il voit dĂ©river lentement devant son regard cet iceberg littĂ©raire doit sentir, au fond de lui, la totalitĂ© de son poids, la pensateur de la masse immergĂ©e. Vous voyez cette structure de glace, pure et lĂ©gĂšre, qui flotte sur l’ocĂ©an, mais vous projetez sur votre sentiment les sept tonnes qui glissent aussi sous la surface et que vous ne pouvez pas ne pas percevoir.

Dans une de ses premiĂšres nouvelles, La Grande RiviĂšre au cƓur double (1925), Hemingway utilise dĂ©jĂ  un style particuliĂšrement dĂ©pouillĂ©. Le train laisse Nick Adams dans une petite ville qu’il dĂ©couvre incendiĂ©e. Il reprend sa route avec son sac au dos, franchit la limite de la ligne de feu et se dirige vers la riviĂšre. Il installe sa tente non loin de lĂ . Il entre dans l’eau en dĂ©pit du courant glacial. Il attrape deux truites. C’est tout.

Quel est le vrai sujet de la nouvelle? Le traumatisme de la guerre et le retour Ă  la vie : Nick Adams est un Rambo par anticipation. Mais Hemingway ne mentionne pas la guerre explicitement, ni n’entre dans la tĂȘte du protagoniste. En omettant ce qui n’est pas indispensable, l’avant, l’aprĂšs, l’enfoui, on laisse assez d’espace au lecteur pour qu’il puisse projeter sur le bleu de la page la silhouette Ă  peine distincte du gigantesque iceberg imaginĂ©.

Il y a un air de famille entre tous ces auteurs qui poussent des icebergs sur l’ocĂ©an littĂ©raire : Hemingway est un neveu de Zola, un cousin de Manchette, de Hammett, un oncle de Grace Paley, etc.

Comme le dit justement la note wikipedia de Manchette,

Dans ce style d’Ă©criture, seuls les comportements, les actes et les faits sont dĂ©crits mais presque jamais les sentiments et les Ă©tats d’Ăąme. Il appartient au lecteur, Ă  partir des fragments visibles du puzzle, de tirer la vision d’ensemble et d’entendre, par-delĂ  les mots, ce qui n’a pas Ă©tĂ© dit.

En mĂȘme temps, il est cohĂ©rent que cette famille d’auteurs soit justement celle qui se coltine le plus avec la rĂ©alitĂ©, en particulier socio-Ă©conomique, de son Ă©poque. Hammett rompt avec le formalisme snob des dĂ©tectives classiques Ă  la Agatha Christie pour mettre en scĂšne des personnages ambigues comme l’est le monde dans lequel ils Ă©voluent. Nada de Manchette, qui relate l’enlĂšvement d’un ambassadeur amĂ©ricain par un groupe d’anarchistes, parle de la France des annĂ©es 1970, pas des multiples façons de commettre un crime dans un train fermĂ©. N’est-ce pas Ă©vident aussi pour Zola?

Less is more, ça n’est ni une façon de parler, ni une pure esthĂ©tique, ni mĂȘme une famille littĂ©raire : c’est une famille intellectuelle et Ă©thique. C’est croire Ă  l’honnĂȘtetĂ© profonde, Ă  l’efficacitĂ© et Ă  la capacitĂ© d’Ă©vocation du minimalisme. En musique : Young, Riley, Glass, Adams, etc. - Reich, qui a ma prĂ©fĂ©rence, parle de New York, de l’holocauste (Different Trains), du 11 septembre (WTC). En architecture : De Stijl, Mies van der Rohe, Jeanneret, Perriand, Ando, etc. Quoi de plus politique et de son Ă©poque que le Bauhaus? En art : Robert Morris, Richard Serra, Bruce Nauman, Klein, Stella, Judd, etc. Et, donc, en littĂ©rature.

Proust, par exemple, n’est pas de la famille : qu’il s’Ă©touffe sur ses madeleines dĂ©goulinantes de thĂ©.

Ander Monson, Ceremony [Essai]

J’ai Ă©tĂ© abonnĂ© deux fois Ă  la revue The Believer : vers 2005 pour environ 2 ou 3 ans, puis vers 2010 pour la mĂȘme durĂ©e. C’est Ă  ce moment-lĂ  qu’Inculte/Actes Sud a commencĂ© de publier rĂ©guliĂšrement en Français une sĂ©lection d’articles de la revue. The Believer est justement cĂ©lĂšbre pour sa maquette et ses illustrations (de Charles Burns pendant des annĂ©es), son ton mĂȘlant l’ambition intellectuelle et la bizarrerie, les rĂ©flexions et le sens des curiositĂ©s. C’était stimulant et lĂ©ger tout Ă  la fois, ambitieux sans se prendre trop au sĂ©rieux. Un bol d’air.

Ce projet-ci s’intĂ©resse aux rĂ©cits et fictions courtes. Pas juste aux nouvelles donc, mais aussi au genre de l’essai. Les essais ne sont certes pas des fictions, mais ils sont bien une sorte de rĂ©cit. Et si Montaigne a inventĂ© le genre littĂ©raire tout entier de ces rĂ©flexions personnelles et subjectives dans un format court, pourtant aujourd’hui, l’essai est beaucoup plus important dans la tradition anglophone que francophone.

The Believer, donc, proposait des essais dans chaque numĂ©ro et je suis allĂ© en repĂȘcher un que j’avais particuliĂšrement apprĂ©ciĂ© dans le numĂ©ro 47 de septembre 2007 : Ander Monson, Ceremony.

La cĂ©rĂ©monie dont il est question est l’enterrement du PrĂ©sident amĂ©ricain Gerald R. Ford en 2006 Ă  Grand Rapids, Michigan, dont il Ă©tait originaire. Ander Monson est aussi Michiganais et il est Ă  Grand Rapids ce jour-lĂ  pour assister Ă  l’enterrement. Il fait froid, il reste dans sa voiture en attendant le passage du cortĂšge. Il Ă©coute sur l’autoradio le Ceremony de New Order. Une patrouille de l’armĂ©e de l’air survole le convoi en « formation du disparu », avec un avion « manquant » en hommage au mort, et Ander se souvient d’avoir vu la mĂȘme patrouille, et la mĂȘme formation, raser le stade Ă  l’ouverture d’un match de l’équipe de football de l’universitĂ© du Michigan dont les matchs, eux aussi, sont une sorte de cĂ©rĂ©monie collective. Cet enterrement est une cĂ©rĂ©monie publique, pleine d’autant de clichĂ©s que la pop musique, le football, la tĂ©lĂ©vision et le karaokĂ© au bar local, oĂč l’auteur retrouve amis et inconnus dans les jours qui suivent la cĂ©rĂ©monie.

C’est ce qui fait un essai rĂ©ussi : on glisse successivement d’une cĂ©rĂ©monie Ă  l’autre, dans des rapprochements qu’on n’aurait pas imaginĂ©s a priori, mais qui semblent Ă©vidents et naturels a posteriori.

On peut suivre Ander Monson sur twitter : @angermonsoon

đŸč Shrubb [rhum]

Il y a un lien fort, historiquement, entre mĂ©dicaments et boissons alcoolisĂ©es. Les mots qu’on emploie en portent la trace. Pensez au cordial, cette boisson tonique qui stimule le coeur et requinque les hommes Ă©vanouis (les femmes ont droit Ă  des sels) : dans les Indes noires de Jules Verne, un mĂ©decin essaie “de ranimer l’ingĂ©nieur et ses compagnons, en leur faisant avaler quelques gouttes de cordial”. D’oĂč la petitesse des verres Ă  cordial : on est censĂ© le consommer Ă  petite dose, comme un mĂ©dicament. C’est aussi le vocabulaire des toniques et des sirops (pour la toux).

Sirop est empruntĂ© au 12e siĂšcle au latin sirupus, qui est une adaptation du terme arabe ĆĄarāb (boisson, ou potion) utilisĂ© dans les ouvrages de mĂ©decine arabe. Shrubb lui est apparentĂ©, venant aussi, mais plus tard, de ĆĄurb, ĆĄarāb, de ĆĄariba : “boire”.

Qu’est-ce qu’un sirop? Une solution de sucre et d’eau, dans laquelle on a fait infuser ou macĂ©rer des substances aromatiques, fruits, herbes (Ă©ventuellement mĂ©dicinales), Ă©pices, etc. Qu’est-ce qu’une liqueur? Un sirop qui utilise un alcool distillĂ© (souvent, historiquement, un brandy, c’est-Ă -dire un vin distillĂ©) comme base d’infusion plutĂŽt que de l’eau.

Qu’est-ce que le shrubb? Une liqueur qui utilise le rhum comme base d’alcool. ApparentĂ© aux rhums arrangĂ©s, parce qu’infusĂ©, et aux liqueurs, parce que sucrĂ©. Il faut faire infuser des Ă©corces sĂ©chĂ©es d’orange, de citron ou de mandarine dans du rhum, avec du sucre et, souvent, des Ă©pices. C’est un punch plus concentrĂ© et sucrĂ©, qui se conserve plus longtemps.

Le Shrubb a Ă©tĂ© incroyablement populaire aux 17e et 18e siĂšcles en AmĂ©rique du Nord, en Angleterre, oĂč on le trouvait sans difficultĂ© dans les pubs, et en France. Benjamin Franklin a sa recette maison, et on trouve nombre de recettes dans les livres de cuisine du 18e. Au 19e siĂšcle, le goĂ»t s’en perd progressivement. Pourtant il est toujours commercialisĂ©. En Angleterre la marque Phillips of Bristol, ville particuliĂšrement liĂ©e Ă  l’histoire des Antilles et de la traite nĂ©griĂšre, vend toujours un shrubb sur l’Ă©tiquette duquel est indiquĂ© Old English Alcoholic Cordial. Ca requinque vous dis-je. Sur le marchĂ© français ClĂ©ment vend un shrubb crĂ©ole, liqueur d’orange. Son intĂ©rĂȘt par rapport Ă  d’autres liqueurs d’orange (le triple sec ou le Cointreau par exemple) est d’apporter la vaste palette de nuances d’un rhum agricole.

Il est devenu rare, pourtant, de le boire seul, il sert aujourd’hui plutĂŽt d’ingrĂ©dient dans des cocktails. Ce qui est, quand on y pense, un peu curieux : on utilise un cocktail comme ingrĂ©dient de cocktail. Mais ça fonctionne trĂšs bien : le shrubb apporte un goĂ»t Ă©picĂ© et, avec son profil d’agrume, renforce un cocktail qui aurait dĂ©jĂ  ces Ă©lĂ©ments, jus de citron ou de citron vert par exemple; il peut aussi bien renforcer et Ă©quilibrer un cocktail Ă  base d’un rhum au profil diffĂ©rent (cubain ou jamaĂŻcain, par exemple) que venir faire contrepoint Ă  un alcool diffĂ©rent qui servirait de base au cocktail.

Recette du Rebennack (Chris Hannah, Arnaud’s French 75 Bar Ă  New Orleans)

  • 45 ml de rye whisky
  • 25 ml d’Amaro Averna ou un autre amer italien
  • 15 ml de Shrubb ClĂ©ment ou de Shrubb JM
  • 2 traits de bitters. De la marque Peychaud si vous voulez respecter l’origine Louisianaise de la recette : Antoine AmĂ©dĂ©e Peychaud, apothicaire crĂ©ole de Saint-Domingue (HaĂŻti) venu s’installer Ă  la Nouvelle OrlĂ©ans en 1795. L’histoire du rhum, c’est l’histoire de l’AmĂ©rique toute entiĂšre…

MĂ©langer avec de la glace, servir on the rocks, dĂ©corĂ© d’une pelure d’orange.

đŸ—‘ïž Pages de vieux journal

13 septembre 1995. Le nationalisme semble donner, artificiellement, une substance au concept abstrait de nation qui devient ĂȘtre humain, divinitĂ© anthropomorphe. Pensons Ă  Michelet, qui se vante d’ĂȘtre le premier Ă  voir la France comme une femme
 (On se demande comment il voyait sa femme ?)

Une sociĂ©tĂ© sans poĂ©sie, sans littĂ©rature, serait une sociĂ©tĂ© incapable de dire le Lager, bien au contraire de ce que laisse Ă  penser le mot souvent citĂ© d’Adorno. C’est la littĂ©rature qui montre le mieux la continuitĂ© entre le Lager proprement dit et ses lĂ©gitimations potentielles dans nos comportements aujourd’hui : guerre, racisme, misĂšre, psychologie du pouvoir et de l’entreprise capitaliste, petites oppressions entre proches, etc… Pour penser les camps, il faut de l’imagination.

24 septembre 1995. « La France est une et indivisible ». Affirmation parfaitement gratuite et ridicule. La France s’est constituĂ©e, lentement, imperceptiblement Ă  l’échelle d’une vie humaine sans doute, mais elle est bien nĂ©e historiquement. Il n’y a donc aucune raison pour qu’elle ne meure pas, qu’elle se dissolve dans quelque chose de plus grand qu’elle-mĂȘme, ou en entitĂ©s plus petites qu’elle-mĂȘme, ou les deux.

📚 Livres lus

  • Graham Greene. Our Man in Havana / Notre agent Ă  la Havane. (1958). Un roman d’espionnage comique. A Cuba du temps du rĂ©gime Batista, un expatriĂ© britannique, recrutĂ© par erreur par les services secrets de son pays, mais qui a besoin d’argent, invente des rapports secrets et tout un rĂ©seau d’espionnage. PubliĂ© avant la crise des missiles, une satire de l’incompĂ©tence des services secrets qui n’est pas sans faire Ă©cho Ă  l’actualitĂ© des annĂ©es 2000-2010.
  • Georges Simenon. Le Liberty Bar. (1931)
  • Georges Simenon. L’Ă©cluse numĂ©ro 1. (1933). Une curiositĂ© : un personnage secondaire est Ă©lĂšve Ă  l’Ecole des Chartes. Un souffreteux. Il se suicide dans le premier tiers du roman.

🛒 AjoutĂ© Ă  ma liste

  • Bertrand Schmid. L’aiguilleur. Ed. Inculte (2021)
  • Ian Dunt. How to Be a Liberal: The Story of Freedom and the Fight for Its Survival. Canbury Press (2021)
  • Lawrence Wright. God Save Texas: A Journey into the Future of America. (2018)
  • Dennis Duncan. Index, A History of the: A Bookish Adventure from Medieval Manuscripts to the Digital Age. (2021)
  • Moniteur de CO2 DĂ©tecteur de la QualitĂ© de l’Air Therm La Mode pour CO2 TempĂ©rature HumiditĂ©, Étalonnage Facile Alarme Multiple Moniteur de QualitĂ© d’Air
  • Rubson Vaporisateur Anti-Moisissures, Spray nettoyant puissant qui Ă©limine la moisissure en 10 minutes. Vaporisateur pour intĂ©rieur & extĂ©rieur, 500 ml
  • STAUB Cocotte en Fonte, Ronde 24 cm, 3,8 L, Noir

🎧 Dans mes oreilles

  • Moritz Von Oswald Trio. Dissent. (2021) Le producteur de dub berlinois en trio avec le batteur de jazz Heinrich Köbberling et Laurel Halo aux claviers. C’est un hybride de jazz et de musique Ă©lectronique qui plante ses racines dans le jazz fusion de Miles Davis et Herbie Hancock, et explose en pĂ©tales vibrants dans un ciel bleu Ă©lectrique tout ce qu’il y a de plus contemporain.
  • Les Sins. Michael. (2014) Chaz Bundick publie gĂ©nĂ©ralement sa musique sous le pseudonyme de Toro y Moi. Il utilise ici un autre pseudonyme, Les Sins, pour une musique Ă©lectronique plus rythmĂ©e et Ă©purĂ©e.