Un personnage roule en voiture dans la campagne. Sa voiture tombe en panne, il se range sur le bas-cÎté.

Il sort son tĂ©lĂ©phone portable, pas de signal. Il commence Ă  marcher en direction du prochain village. Une petite demi-heure de marche, il rĂ©cupĂšre du signal et appelle son assurance. Il y a d’ailleurs un garage dans le village. Une heure plus tard, sa voiture est au garage, deux heures plus tard, il est reparti.

Cette histoire, oĂč tout se passe « comme dans la vie », n’a aucun intĂ©rĂȘt.

Un personnage roule en voiture dans la campagne. Sa voiture tombe en panne, il se range sur le bas-cĂŽtĂ©. Il sort son tĂ©lĂ©phone portable, pas de signal. Il commence Ă  marcher en direction du prochain village. Pour gagner un peu de temps, il dĂ©cide de couper par un bois. C’est plus grand qu’il n’y parait, une sorte de petite forĂȘt : il se perd, tourne en rond, finit par se prendre le pied dans un trou et se casser la cheville. Il sort son tĂ©lĂ©phone, toujours pas de signal. La nuit commence Ă  tomber.

Cette histoire est intéressante : elle a un mouvement et une direction.

La diffĂ©rence entre les deux est Ă©vidente, mais il m’a fallu 30 ans pour le comprendre : je suis lent Ă  la jugeote. À ma dĂ©charge, j’ai grandi dans un environnement intellectuel qui considĂ©rait que la littĂ©rature Ă©tait faite, dans l’ordre d’importance : d’idĂ©es, si possible abstraites et souvent allemandes ; de langue et de style, c’est-Ă -dire de poĂ©sie ; et enfin, parfois, mais de façon optionnelle et avec rĂ©ticence, d’histoires. Un ingrĂ©dient toujours un peu entachĂ© de prosaĂŻsme.

Il me semble aujourd’hui Ă©vident que la fiction a besoin d’une histoire, aussi « minimaliste » peut-elle parfois sembler, puis d’un style et d’une langue, dans cet ordre. Qu’alors des idĂ©es peuvent s’incarner et ĂȘtre saisies sans qu’il soit besoin de les exposer explicitement. Si vous ne voulez parler que d’idĂ©es, Ă©crivez un essai (ça m’arrive), si vous voulez principalement travailler la langue, faites de la poĂ©sie (ça m’arrive). La fiction, elle, est une histoire qui rend les idĂ©es matĂ©rielles.

On veut, par la fiction, toucher du doigt et montrer la rĂ©alitĂ©, mais on n’y parvient pas par une description de la rĂ©alitĂ© : la voiture en panne et vite rĂ©parĂ©e, comme il arrive 999 fois sur mille, ne fait pas une fiction. Se perdre en forĂȘt avec une cheville cassĂ©e est rare, mais ça n’est pas pour autant qu’on Ă©loigne notre personnage de la rĂ©alitĂ© ni de notre idĂ©e : la rĂ©alitĂ© le bouscule, il doit rĂ©agir (foutre le feu Ă  un arbre pour signaler sa prĂ©sence ?), provoquant une rĂ©action plus forte encore de la rĂ©alitĂ©, qui ne se laisse pas faire (son feu marche un peu trop bien, il fout le feu Ă  la forĂȘt ?), etc. Dans ces actions-rĂ©actions Ă  l’amplitude croissante, notre protagoniste va peut-ĂȘtre dĂ©couvrir que sa vie jusqu’ici n’avait pas le sens qu’il pensait ? Il va dĂ©couvrir la rĂ©alitĂ©, et le lecteur avec lui.

L’exemple que je prends ici est trĂšs proche, j’y pense maintenant, du roman de J.G. Ballard Concrete Island : un accident de voiture laisse Robert Maitland, un riche architecte, qui cache sa liaison avec une collĂšgue, bloquĂ© dans une vaste zone de terrain abandonnĂ©, crĂ©Ă©e par plusieurs autoroutes qui se croisent. Il est tombĂ© dans cette intersection comme dans un puit sans fond, on ne le voit pas depuis les autoroutes oĂč les voitures passent Ă  toute vitesse au-dessus de sa tĂȘte, et il n’arrive pas Ă  sortir : les cĂŽtĂ©s sont trop raides. Un bĂȘte accident de la route, Ă  la consĂ©quence improbable extraordinaire, met en branle l’histoire.

La fiction, ce sont des histoires stratĂ©giquement choisies, c’est-Ă -dire tordues et exagĂ©rĂ©es pour les rendre reprĂ©sentatives de la rĂ©alitĂ©. Trente ans pour le comprendre, mais c’est promis, je m’y mets.

Jennifer Egan. Objets trouvés [Nouvelle]

Initialement publiĂ© comme nouvelle autonome, Objets trouvĂ©s est devenu ensuite le premier chapitre de son roman A Visit from the Goon Squad, traduit en français en 2012 sous le bizarre titre de Qu’avons-nous fait de nos rĂȘves ?, quand une littĂ©rale Visite de la brigade des gorilles m’aurait semblĂ© tout Ă  fait possible.

Ce roman a une construction intĂ©ressante, c’est une sĂ©rie de nouvelles, qui peuvent se lire de façon autonome, mais qui reprennent toutes la mĂȘme sĂ©rie de personnages, dont on suit les aventures sous de multiples facettes.

Dans Objets trouvĂ©s Sasha, une jeune femme cleptomane, vole un portefeuille dans les toilettes d’un restaurant oĂč elle est avec Alex : c’est un premier rendez-vous. Sasha raconte cette histoire Ă  son psy. Elle lui ment, elle nous ment, elle ment Ă  Alex bien sĂ»r, se ment Ă  elle-mĂȘme, sans aucun doute. Elle ne vole pas dans les magasins, uniquement des personnes. C’est un moment de contact avec eux. Le seul moment oĂč elle se sent rĂ©ellement attirĂ©e par Alex, c’est quand il est chez elle, plus tard dans la soirĂ©e, et qu’il voit les objets qu’elle a volĂ©s sur la table oĂč elle les conserve sans jamais y toucher. À ce moment-lĂ , quelque chose se passe
 mais qui ne dure pas : elle ne s’est pas laissĂ©e toucher par Alex, au fond, et fini par lui dĂ©rober un papier dans son portefeuille tandis qu’il est dans la baignoire. Elle reste seule avec ses « objets trouvĂ©s ».

Jennifer Egan a une touche trĂšs lĂ©gĂšre : la dĂ©rive de Sasha est indiquĂ©e par des dĂ©tails, par exemple quand elle Ă©voque, sans plus d’explication, son ancien patron ; quand elle dĂ©crit son appartement, qui fait rĂȘver Alex, nouvellement arrivĂ© Ă  New York, mais dans lequel elle est maintenant coincĂ©e, sa trajectoire personnelle suspendue ; quand Sasha explique en une phrase Ă  son psy que la question de son pĂšre est hors limite. Pour autant, la nouvelle n’est pas impressionniste, et l’arc gĂ©nĂ©ral de l’histoire est une Ă©pure claire et propre, Ă©vidente du dĂ©but Ă  la fin de la soirĂ©e avec Alex.

Le podcast du New Yorker a fait au début du mois une lecture de cette nouvelle.

đŸč Barbancourt [rhum]

Quand HaĂŻti est dans l’actualitĂ©, c’est rarement une bonne nouvelle. Tremblements de terre, cholĂ©ra, ouragans, Ă©meutes, criminalitĂ© sont en gĂ©nĂ©ral au menu. Ce mois-ci, c’est l’assassinat du PrĂ©sident de la RĂ©publique, Jovenel MoĂŻse. Depuis 2000, Le PIB par habitant a baissĂ© de 5 % en HaĂŻti, et il Ă©tait de 1.653$ en 2017. Dans le mĂȘme temps, en RĂ©publique Dominicaine voisine, le mĂȘme chiffre a augmentĂ© de 78 % pour atteindre 14.000$. Pour rĂ©fĂ©rence, il Ă©tait en 2017 de 7.400$ au Maroc (+67 %) et de 38.600 $ en France (+10,5 %). HaĂŻti est le pays le plus pauvre du continent.

Y gĂ©rer une entreprise est une gageure, dans un contexte de grande insĂ©curitĂ©, d’instabilitĂ© ou de chaos, avec peu d’infrastructures et un niveau de complexitĂ© Ă©conomique trĂšs faible. Mais la plus vieille entreprise haĂŻtienne encore en activitĂ© est, vous l’aurez devinĂ©, une marque de rhum : Barbancourt. Elle a Ă©tĂ© fondĂ©e en 1862, donc assez longtemps aprĂšs l’indĂ©pendance de 1804, par le français DuprĂ© Barbancourt et son frĂšre LabbĂ© Barbancourt. Tous deux venaient de Charente et leur spĂ©cificitĂ© est justement d’avoir appliquĂ© au rhum local les mĂ©thodes du cognac. Ils achĂštent du Clairin, qui est un rhum artisanal local (et qui existe toujours, un peu dans la mĂȘme veine que la Cachaça brĂ©silienne), ils le distillent une seconde fois, dans des alambics charentais en cuivre, et mettent le rhum dans des fĂ»ts de chĂȘne du Limousin. Ils reprennent d’ailleurs le systĂšme des Ă©toiles du cognac : une Ă©toile pour un vieillissement d’un an, 3 Ă©toiles pour 4 ans, cinq Ă©toiles pour 8 ans. Cette nomenclature est toujours utilisĂ©e par Barbancourt.

Les deux frĂšres sĂ©parent leurs affaires assez vite, mais Ă  leur mort commence une sĂ©rie de procĂšs tenant Ă  l’utilisation du nom et de la marque Barbancourt : les procĂšs en propriĂ©tĂ© intellectuelle ne sont pas une mode rĂ©cente
 L’affaire durera plusieurs dĂ©cennies jusqu’à ce que les hĂ©ritiers de DuprĂ© l’emportent, la famille de LabbĂ© Barbancourt cessant d’utiliser le nom de famille pour commercialiser leur rhum sous le nom « Vieux LabbĂ© ». DuprĂ© Barbencourt lui-mĂȘme meurt en 1907 sans avoir eu d’enfants. Sa femme Nathalie s’occupe de l’affaire, qu’elle transmet Ă  son neveu Paul GardĂšre, qui transmet en 1946 Ă  son fils Jean, qui transmet en 1990 Ă  son fil Thierry
 qui transmet Ă  sa mort en 2017 Ă  sa fille Delphine Nathalie GardĂšre. Cette derniĂšre ne prend cependant rĂ©ellement la tĂȘte de Barbancourt qu’en 2020
 aprĂšs un procĂšs, la succession Ă©tant contestĂ©e par ses oncles et tantes. Delphine GardĂšre, hĂ©ritiĂšre de Nathalie GardĂšre Ă  4 gĂ©nĂ©rations de distance, est dĂ©sormais entiĂšrement propriĂ©taire de cette entreprise, qui est donc toujours familiale.

Le chiffre d’affaires de Barbancourt est aux alentours de 25 M$. Si on regarde les exportations haĂŻtiennes, les spiritueux reprĂ©sentent 4,28 M$, et Barbancourt reprĂ©sente peut-ĂȘtre la totalitĂ©, ou presque, de ces exports, qui sont Ă  85 % Ă  destination des États-Unis. Le reste du CA de l’entreprise (~20 M$) serait donc rĂ©alisĂ© localement, en partie protĂ©gĂ© par une taxe de 40 % Ă  l’import de spiritueux dans le pays : les flasques de 20 cl de Barbancourt se trouvent, semble-t-il, partout dans le pays. L’entreprise est une institution et un patrimoine haĂŻtien.

Barbancourt emploie aujourd’hui environ 500 salariĂ©s, et plusieurs milliers d’autres personnes, sans doute env. 20 000, en dĂ©pendent directement, en particulier les agriculteurs indĂ©pendants qui cultivent la canne aux alentours de la distillerie. Barbancourt fournit sa canne aux agriculteurs, ce qui permet de contrĂŽler la qualitĂ©, mais l’essentiel de la rĂ©colte est achetĂ© Ă  des indĂ©pendants.

C’est un rhum agricole dans la tradition française (pas un rhum de mĂ©lasse), mais qui a une particularitĂ© : la distillation initiale, qui est en gĂ©nĂ©rale limitĂ©e aux Antilles françaises aux alentours de 75 %, monte ici Ă  plus de 90 %. Il sort un rhum plus lĂ©ger une fois ramenĂ© Ă  43 %, mais qui a perdu un peu plus de ses arĂŽmes originaux. Barbancourt, d’aprĂšs l’auteur et barman Tristan Stephenson, ajoute un peu d’épices et de vanille aprĂšs distillation. Dommage pour les puristes, mais ça fait un rhum trĂšs facile et agrĂ©able Ă  boire tout en lui conservant une personnalitĂ© propre : ça reste un rhum de canne.

Toujours est-il que quand vous entendrez des nouvelles dĂ©sastreuses d’HaĂŻti, pensez Ă  Delphine GardĂšre, 39 ans, qui doit parfois se lever le matin en se demandant comme elle va pouvoir assurer la sĂ©curitĂ© du transport de ses caisses de rhum entre la distillerie, et ses murs d’enceinte de 5 mĂštres de haut, et le port au sud de Port-au-Prince, dont l’accĂšs est parfois contrĂŽlĂ© par divers gangs armĂ©s, dans un pays oĂč la corruption est endĂ©mique.

Faire, depuis 159 ans, du rhum en HaĂŻti : certains hĂ©ritages sont plus difficiles Ă  assumer que d’autres. Aidez-lĂ , buvez son rhum!

đŸ—‘ïž Pages de vieux journal

1er juillet 1995. Quitté Besançon pour ma nouvelle adresse, rue Lantiez à Paris, XVIIe arrondissement.

4 juillet 1995. Exposition Jean-Michel Sanedjouan au Centre Pompidou. Séduit par son rapport à la nature, par son traitement des éléments minéraux, végétaux ou animaux. Mais rebuté par les figures humaines, les figures-rochers et les masques. Du mal à exprimer pourquoi


18 juillet 1995. Dans le ready made, l’art est ce que l’artiste dĂ©signe comme tel. Tout, y compris l’objet le plus trivial, le plus industriel, est de l’art, au moins potentiellement. Donc rien n’est spĂ©cifiquement de l’art : pas d’art, uniquement des artistes. Que sont les artistes ? Ceux qui ont une vision du rĂ©el qui diffĂšre de celle de leurs contemporains, ce qui sous-entend a) que tout le monde est artiste, au moins potentiellement, mais que b) l’artiste est statutairement minoritaire (si son point de vue Ă©tait majoritaire il ne pourrait pas ĂȘtre diffĂ©rent). DĂšs lors une action peut entrer dans le champ de l’art : s’il le souhaite l’artiste qui se rase fait Ɠuvre d’art.

La vie qui a conscience d’elle-mĂȘme est une Ɠuvre d’art : un artiste vivant dans une reconstitution de son appartement fait Ɠuvre d’art, le public peut circuler autour des parois de plexiglas, autour de cette exposition de sa vie. Mais si on remplace cette exposition par la vie de tout le monde, du postier, de la boulangĂšre, cela cesse d’ĂȘtre une Ɠuvre. Non seulement l’artiste doit ajouter quelque chose, ne serait que sa dĂ©cision, mais encore le « public » doit accepter de considĂ©rer que ce qu’il regarde est de l’art.

Un porte-bouteilles n’est pas une Ɠuvre d’art, Ă  moins non seulement que l’artiste le dĂ©signe comme tel, mais aussi que quelqu’un, quelque part, avalise la dĂ©cision de l’artiste en acceptant de regarder cet objet comme de l’« art ».

Le ready made est un suicide de l’art rĂ©alisĂ© avec la bonne volontĂ© du public.

29 juillet 1995. Exposition de design à la galerie du passage de Retz, sur l’utopie du tout plastique, 1960 – 1973.

🛒 AjoutĂ© Ă  ma liste

📖 Livres

  • David Wondrich & Noah Rothbaum. The Oxford Companion to Spirits and Cocktails. A ParaĂźtre en oct. 2021.
  • Mary McCarthy. The Oasis. (1949) Un court roman satirique sur des intellectuels radicaux qui s’installent Ă  la campagne pour former une commune. Ca tourne trĂšs vite assez mal entre la faction RĂ©aliste et la faction Puriste. C’est suite Ă  cette lecture (un “pur dĂ©lice”) que Hannah Arendt entreprit une correspondance avec McCarthy. Je ne crois pas que ce roman, sans doute mineur, ait Ă©tĂ© traduit en français.
  • Kristin Hersh. Don’t Suck, Don’t Die: Giving Up Vic Chesnutt. Pas traduit en français non plus. Kristin Hersh est auteur-musicienne-interprĂ©te depuis le dĂ©but des annĂ©es 1990, en particulier avec son groupe Throwing Muses. Elle Ă©tait proche de Vic Chesnutt, dont j’ai toujours admirĂ© la musique, dĂ©cĂ©dĂ© en 2009 Ă  45 ans. Un livre de tĂ©moignage sur deux artistes qui ont ensemble un pacte d’exigence artistique et de souffrance personnelle : don’t suck, don’t die.

🎁 Autre

  • IKEA LADDA Rechargeable batteries - 2450 - HR6 AA 1.2 V - Pack of 4
  • KIWI ImpermĂ©abilisant Pluie et taches, Spray impermĂ©abilisant en aĂ©rosol, protĂšge vos chaussures, sacs, manteaux, etc. jusqu’Ă  15 jours de protection contre la pluie, 200 ml

🎧 Dans mes oreilles

  • Herbie Hancock. Secrets. 1976. PĂ©riode fusion jazz-funk, piano Ă©lectrique Rhodes.
  • Black Midi. Cavalcade. 2021 chez Rough Trade Records. Ces londoniens ont 18 ou 20 ans mais font un rock post-punk experimental, avec un mix de chant et de textes dits, qui demanderait Ă  d’autres moins douĂ©s des annĂ©es de rĂ©pĂ©tition et de recherche. Pas vraiment la musique Ă  se passer pour bouquiner dans son hamac, mais 👍
  • Toro y Moi. Outer Peace. 2019. Pas Ă  mettre dans son hamac non plus : vous allez vouloir danser et vous casser la gueule.