La privation sensorielle est une torture : on vous prive de l’ouïe, de la vue, vous ne pouvez rien toucher, rien sentir, ni goûter.
C’est aussi une torture dans la fiction : vous entrez dans un chapitre, une nouvelle, un récit quelconque, la pièce est vide, le bruit de vos pas est amorti au point d’être inaudible, le personnage à votre gauche crie, vous voyez sa bouche qui s’ouvre, mais les murs, peut-être, sont spécialement aménagés pour absorber le moindre son, mais en tout cas vous n’entendez rien. C’est angoissant, et c’est peut-être, exceptionnellement, l’effet recherché. Mais plus souvent, c’est une limitation de l’auteur : vous entrez dans un chapitre quelconque, un peu de mobilier, rien de notable, ça ressemble à un salon Ikea, une musique d’ascenseur si tant est qu’on perçoive quoi que ce soit ; vous attendez ; vous vous ennuyez.
Pour qu’un récit fonctionne, il faut pouvoir s’imaginer dans la pièce. L’auteur pense en général à vous montrer quelque chose : un fauteuil dont le tissu est particulièrement criard, peut-être. Il pense souvent aussi à vous faire entendre quelque chose : la musique, Louis Armstrong, arrive de la terrasse extérieure, où les invités discutent par petits groupes. Mais c’est si intéressant, si attirant, quand on fait aussi appel à d’autres sens. Le personnage est assis dans un fauteuil dont le rotin usé lui griffe les cuisses. Il fait trop chaud, le jeune homme sent le sel de sa propre sueur qui perle sur sa lèvre supérieure, mélangé à l’odeur d’orange un peu trop mûre qui s’échappe du verre de sangria qu’il tient dans la main.
Évidemment, remplir entièrement la pièce de perceptions rendrait le texte lourd, suffocant, des sables mouvants : vous avez mis le pied dans cette pièce, vous y êtes englués, vous n’avancez plus, bientôt vous ne respirez plus. Le récit meurt étouffé. C’est angoissant, et c’est peut-être, exceptionnellement, l’effet recherché : le personnage n’est pas sorti de sa chambre depuis plusieurs mois et sa vieille mère vient lui apporter des plateaux-repas, il ne jette rien. Mais habituellement, le lecteur a besoin d’assez de détails pour entrer dans la pièce, ni plus ni moins, et y sentir la scène que l’auteur a prévue pour lui.
Écrire est un art technique, comme peuvent l’être la peinture, la sculpture, la danse, etc. : on s’entraîne des heures, des jours, des semaines et des années jusqu’à incorporer la technique. Littéralement : elle est dans le corps, et il n’est pas besoin de penser pour faire, au centimètre près, le geste nécessaire à la seconde appropriée. C’est en général à ce moment-là que les spectateurs parlent du don d’un sportif, par exemple.
C’est probablement aussi pour ça qu’on peut progresser, me semble-t-il, en écriture comme en sport. La tradition anglo-américaine, qui valorise la technique, est pleine de recommandations à propos de l’utilisation des sens, et d’exercices à pratiquer chez soi, entre les abdominaux et le yoga : faites une liste de cinq choses vues, quatre choses touchées, trois sons, deux odeurs et une chose à goûter.
Un court de tennis vide sous le soleil d’hiver, vert et bleu ; un homme portant un masque, engoncé dans un blouson bleu, ouvre la porte du stade de sport ; un livreur portant une chemise à carreaux et un bob sur la tête ; sur la façade d’une maison, un carreau de faïence avec une étoile bleue en son centre ; dans la rue, une tranchée au fond de laquelle il y a une couche de sable recouverte d’un filet de plastique orange.
Le froid sur mon visage ; une goutte de condensation à l’intérieur de mon masque chirurgical ; l’élasticité de mes baskets sur la piste d’athlétisme ; le poids du sac au bout de mon bras.
Le bruit d’un marteau-piqueur un peu plus loin dans la rue ; la voix qui parle dans mes oreillettes ; la respiration saccadée d’un coureur qui me dépasse.
L’odeur d’huile chaude du scooter qui vient de se garer ; l’herbe humide.
Le goût du thé fumé.
Je devrais accumuler ces listes. Je devrais en tout cas y penser plus quand j’écris : c’est un bon truc contre le lecteur et après tout, c’est surtout pour le tromper qu’on écrit.
Sarah Hall. The Grotesques [nouvelle]
Chaque année la BBC organise au Royaume-Uni, en collaboration avec l’Université de Cambridge, un concours de nouvelles. Les critères pour y participer sont instructifs, me semble-t-il : il faut être britannique ou résider au Royaume-Uni ; il faut déjà avoir été publié au moins une fois (dans une publication non autoéditée bénéficiant d’un ISBN ou d’un ISSN) ; la nouvelle soumise doit être originale.
Le jury est renouvelé chaque année. Les nouvelles lui sont soumises anonymisées. Une liste courte de cinq nouvelles est honorée, et une nouvelle est déclarée lauréate : l’auteur ou l’autrice reçoit 15 000 £. Ces cinq nouvelles sont lues à la BBC et publiées en recueil, chaque année, par la maison d’édition Comma Press.
La nouvelle de Sarah Hall, The Grotesques, a remporté le concours 2020.
Dilly revient d’acheter confiture et crème pour les scones de sa mère lorsqu’elle croise dans la rue un clochard ivre mort, sur la figure duquel des étudiants ont déposé des fruits. Une blague cruelle qui met Dilly mal à l’aise.
Sa mère organise une tea party. C’est aussi l’anniversaire de Dilly, mais il n’y a pas beaucoup de doutes sur la personne qui captera l’attention des invités : la mère.
Sarah Hall mêle merveilleuse l’histoire publique de ce clochard opprimé dans une ville étudiante, et l’histoire privée de la famille de Dilly, où règne une autre forme d’oppression. Mais dans les deux cas, comme toujours, l’oppression déforme : le corps du clochard, et la personnalité de Dilly dont on a cru, au début du récit, qu’elle était une enfant, qui allait chercher de la confiture à l’épicerie pour sa maman, pour s’apercevoir bientôt qu’elle fête, aujourd’hui, ses trente ans.
Deux recueils de Sarah Hall ont été traduits en Français, par Éric Chédaille chez Christian Bourgois : La belle indifférence et La frontière du loup.
Ce serait merveilleux s’il existait en France, bien entendu, un concours de nouvelles similaire à celui de la BBC.
🍹 Ceci n’est pas un rhum [rhum]
Le rhum a la réputation d’être un alcool « sucré », peut-être parce ce qu’il est produit à partir de sucre de canne. Mais ça n’est pas le cas. Toute distillation consiste à transformer une matière première sucrée en alcool, mais qu’il s’agisse de seigle (Rye Whisky), de maïs (Bourbon), de n’importer quoi (vodka) ou de sucre de canne (rhum), ça ne change rien : l’alcool qui sort de l’alambic après transformation du sucre ne contient… plus de sucre, et un rhum embouteillé directement à la sortie de l’alambic ne contient donc pas de sucre du tout.
D’où, alors, vient le goût sucré de beaucoup de rhums ? Logiquement, s’il n’est pas présent à la sortie de l’alambic, il est ajouté a posteriori de la distillation. Est-ce que ça peut venir du fût dans lequel il vieillit ? De fait, s’il reste 3 ans dans un ancien fût de brandy, on peut imaginer que des notes un peu sucrées passent dans le rhum lui-même. Mais c’est très marginal. L’explication est plus simple : il est ajouté. Parfois pour de bonnes raisons : l’ajout d’un peu de sucre peut aider à stabiliser le produit entre deux lots, pour obtenir une qualité constante. La pratique est réglementée dans le cognac, avec une limite à 2 g par litre qui ne change pas le goût de façon significative.
Mais certaines marques ajoutent du sucre dans le rhum pour l’altérer, pour diminuer ou éliminer la petite brûlure d’alcool qu’on sent en bouche, donner du goût, et plus généralement pour s’adapter aux palets d’une clientèle internationale qui souhaite des produits « faciles à boire ». Et à la différence du cognac, il n’y a pour le rhum pas de limites. Car le rhum n’a pas de règles. Qu’est-ce qu’un rhum ? N’importe quel alcool produit à partir de sucre de canne. C’est le Far West de la distillation et, faute de réglementation, la transparence sur les produits est très limitée.
En Finlande et en Suède, néanmoins, la loi oblige les marques à déclarer la teneur en sucre de leur alcool. On connait donc les quantités de sucre pour les marques vendues là-bas. On apprend ainsi que Havana Club Añejo Blanco contient 3 gr/l de sucre, Dillon Très Vieux Rhum moins de 3 gr/l, mais Diplomático Reserva Exclusiva 12 Años 41 gr/l, Ron Zacapa Gran Reserva 41 gr/l, etc. Ces rhums-là sont tellement sucrés que ce sont quasiment des liqueurs.
La pratique semble particulièrement rampante en Amérique Centrale et du Sud (Nicaragua, Guatemala, Guyana, Venezuela par exemple).
Le goût est aussi influencé par la couleur, et un rhum avec une couleur caramel aura l’air âgé, alors qu’il ne l’est pas forcément. Car en sens inverse un rhum vieilli en fût peut être vieux et tout à fait transparent. C’est qu’il a été filtré au charbon après avoir passé une année ou deux, ou trois, en fût. C’est le cas pour Bacardi Carta Blanca, et de nombreux rhums dans la tradition cubaine.
Mais en l’absence de réglementation, pourquoi ne pas faire d’une pierre deux coups, goût et couleur, et ajouter carrément… du caramel dans son rhum ? Ça arrive.
Bref, ne vous fiez pas à la couleur, ne vous fiez pas au sucre, ne vous fiez à rien : personne, au fond, ne sait ce que c’est qu’un rhum, et ce n’est pas l’étiquette du produit qui vous le dira.
Il faut les goûter.
Si les dernières fois je vous ai proposé des recettes de cocktails, cette fois dégustons un rhum neat.
Dégustation du rhum H.S.E Black Sheriff
Comme son nom le laisse entendre, c’est un rhum américain. Vieilli 3 à 4 ans (et pas seulement fini) en fûts de Bourbon, ce qui lui donne un goût épicé et sucré. On perd nettement les notes d’herbe d’un rhum agricole. A environ 30€ la bouteille, et avec ce goût-là, c’est un rhum d’initiation pour ceux qui viendraient du monde du whisky, où pour ceux qui arrivent au rhum avec les attentes d’un palais assez sucré. HSE court aussi le risque avec cette tentative de mécontenter tout le monde : les amateurs de rhum, qui le trouvent quelconque et trop sucré, et les néophytes, parce qu’à la fin ça reste un rhum. Un bon point d’entrée dans le rhum, néanmoins, à condition de ne pas en rester là.
🗑️ Pages de vieux journal
14 avril 1995. Besançon. ☁️ temp. max. 14.5°C.
Test H.I.V. négatif.
📚 Livres lus
Carl Zimmer. Life’s Edge: The Search for What It Means to Be Alive. Carl Zimmer est un journaliste scientifique américain. Il écrit en particulier dans le New York Times. J’y lis régulièrement ses articles et j’avais lu son livre précédent, She Has Her Mother’s Laugh, qui explorait la notion d’hérédité en biologie. Ce livre-ci est une collection de courts chapitres qui patrouillent aux frontières de la notion de vie. Les virus, l’ARN, les problématiques de définition, d’archéologie du vivant. Conclusion : la frontière entre le vivant et l’inorganique est plus poreuse qu’on ne croit. De l’excellente vulgarisation scientifique.
The BBC National Short Story Award 2020. Recueil de 5 nouvelles, dont le The Grotesques évoqué plus haut.
Daniel Bourrion. Des étés camembert. Où Daniel fabrique du fromage. Évidemment, c’est très curieux de lire un livre dont on connaît déjà l’histoire, parce que l’auteur me l’a déjà raconté au restaurant il y a quelques années. C’est un récit court, du format qui pourrait exister ici. Ce qui m’a le plus intéressé c’est l’utilisation d’une jolie langue poétique, de longues phrases attentives aux perceptions… pour parler du monde du travail industriel. Une réussite.
Frederick H. Smith. Caribbean Rum, A Social and Economic History. University Press of Florida, 2005. L’apport principal de l’auteur est, me semble-t-il, du côté de l’anthropologie, par exemple quand il examine les relations entre sociétés esclaves, croyances et consommation de rhum, le rapport des colons au rhum, etc. Part un peu dans tous les sens, mais contient nombre de pépites.
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📋 Essais
Sven Nyholm. Humans and Robots: Ethics, Agency, and Anthropomorphism. Les robots peuvent-ils prendre des décisions, collaborer avec des humains, être nos amis, peut-être tomber amoureux ou nous faire du mal? Avant même que ces choses ne se produisent vraiment, des questions éthiques et philosophiques se posent déjà parce que nous, humains, avons tendance à attribuer spontanément conscience et libre arbitre à tout ce qui est, même à distance, humain. De plus, certains disent déjà que les robots devraient être nos compagnons et avoir des droits. Pas de traduction française à attendre, probablement.
Neil Price. Children of Ash and Elm: A History of the Vikings. L’ère viking - entre 750 et 1050 - a vu une expansion sans précédent des peuples scandinaves. Politique, cosmologie, art et culture de ces commerçants et pillards, explorateurs et colons qui ont remodelé le monde entre l’est de l’Amérique du Nord et la steppe asiatique. Pas de traduction française pour l’instant.
Daniel King. Sultan Khan: The Indian Servant Who Became Chess Champion of the British Empire. Humble serviteur d’un village du Pendjab, Khan arrive à Londres en 1929, emmené en Angleterre par Sir Umar Hayat Khan, un noble et homme politique indien. Il avait appris les règles des échecs occidentaux seulement trois ans plus tôt, mais en quelques mois, il a fait sensation en devenant le champion de l’Empire britannique. Son style peu orthodoxe a souvent étonné ses adversaires. Daniel King raconte l’histoire complète de l’accueil de Khan, un étranger musulman, en Europe, ses succès dans le monde des échecs et son retour à l’obscurité après son départ pour l’Inde en 1933. Pas de traduction française à attendre, probablement.
Carol Tavris, Elliot Aronson. Mistakes Were Made (But Not by Me): Why We Justify Foolish Beliefs, Bad Decisions, and Hurtful Acts. Lorsque nous faisons des erreurs, que nous nous accrochons à des attitudes dépassées ou que nous maltraitons les autres, nous devons calmer la dissonance cognitive qui ébranle notre estime de nous-même. Et donc, inconsciemment, nous créons des fictions qui nous exonèrent de toute responsabilité, rétablissant notre conviction que nous sommes intelligents, moraux et justes. Lecture pour temps de complotisme, de populisme, de moralisme et de fake news.
📖 Littérature
José Saramago. L’aveuglement. “Essai sur la cécité”, selon la traduction littérale du portugais (Ensaio sobre a cegueira). Histoire d’une épidémie de cécité massive, inexpliquée, qui affecte presque tout le monde dans une ville sans nom, et la rupture sociale qui suit rapidement.
Fernanda Melchor. La saison des ouragans. Où on découvre le cadavre de La Sorcière dans un talus. Portrait brutal de la claustrophobie d’une petite ville mexicaine : machisme, corruption institutionnelle et domestique, familles brisées par l’inceste et la violence. Les critiques parlent beaucoup du style, de longues phrases sinueuses, qui emporte le récit comme, dirait-on, un égoût qui déborde.
Collectif. Palestine +100: Stories from a century after the Nakba. Les éditions Comma Press sont basées à Manchester et se spécialisent dans la publications de… récits et fictions courtes. Cf Sarah Hall ci-dessus. ❤️ Dans cette anthologie ils ont demandé à 12 auteurs palestiniens de produire un récit ayant pour thème la Palestine en 2048.
🎁 Autre
- Quiksilver Molokai Layback, Chaussures de Plage & Piscine Homme, Multicolore
- New Balance 515 Core, Basket Homme
🎧 Dans mes oreilles
🎙️ Podcasts
- En lisant, en écrivant. Notes de lecture de Pierre Ménard. Presque exclusivement de la littérature française, ça me change. Très (bien) écrit.
- The TLS podcast. Podcast de cette institution qu’est le Times Literary Supplement, hebdomadaire fondé en 1902.
- Deep Dive from the Japan Times. Podcast hebdomadaire d’une autre institution, le Japan Times, quotidien anglophone fondé à Tokyo à la fin du 19e siècle. L’actualité japonaise en anglais. Pourquoi pas? Nombre d’épisodes dans l’archive, mais j’ai appris hier que pour les 3 mois qui viennent, Deep Dive fait une pause. 🤷♂️
🎵 Musique
- Cannonball Adderley Quintet. Happy People. Concert enregistré en 1970 à New York et sorti en 1972. Un album inhabituel : le groupe du saxophoniste s’éloigne du hard bop pour un moment et s’offre un mélange de sons brésiliens, jazz et funk. Incroyablement frais, cinquante ans après.
- Freddie Gibbs & The Alchemist. Alfredo. Sorti l’an dernier, magnifique album de rap dont toute la thématique joue sur la fascination étrange des rappers pour les mafiosos. La musique est riche de claviers et de choeurs, de longs passages soul, la voix est bourrue et rauque.
- Lee Ranaldo. Electric Trim. L’ancien guitariste de Sonic Youth continue sa carrière solo avec cet album sorti en 2017. Ce n’est pas son plus récent, et sa production a été inégale hors de SY. Mais Electric Trim est plutôt réussi : des textes écrits en collaboration avec Jonathan Lethem, un duo avec Sharon van Etten, une musique plus mélodique et acoustique que ce qu’il faisait avec SY. Mais d’une certaine façon il va trop bien : il se promène dans les champs, chaque morceau fait plus de cinq minutes et on aimerait qu’il condense tout ça.