Je suis parti deux semaines cet été. Me faire saucer dans l’Aveyron, d’abord, puis tremper dans les fraîches rivières des Cévennes sous le soleil.
Mes proches ont monté sans relâche des barrages de galets, j’ai échafaudé des histoires. Sans ordinateur, ni connexion internet, ni papier, ni crayon. Les histoires prennent leur temps, des années parfois, à mûrir avant d’éclore. C’est d’autant plus long que souvent, pour faire une histoire il m’en faut deux ou trois, qui s’entremêlent et luttent pour occuper le devant de la scène. Il reste toujours quelque chose de celles qui finissent à l’arrière plan, un détail de tapisserie ou un pan entier de mur.
On pourrait imaginer qu’une fois cette longue gestation achevée, l’écriture est rapide? Ça n’est malheureusement pas le cas. Ce que vous lisez cette année, publié chaque mois, et que vous lirez l’an prochain au même rythme, m’a pris environ 10 ans à produire. Je suis lent. C’est aussi que je n’ai aucune imagination : je lis parfois trois ou quatre livres, je fais des recherches sur internet pendant des heures, pour alimenter jusqu’au moindre détail d’une histoire. Où rien n’est inventé ou presque : la couleur d’un mur est choisie sur Pantone, le nom des personnages dans des annuaires historiques, si une bicyclette est nécessaire, je passe autant de temps à comparer les modèles sur internet que si je devais l’acheter réellement.
Ce n’est plus de la fiction, c’est une vaste fraude journalistique. Comme disait Flaubert, « Ce n’est pas une petite affaire que d’être simple ». Surtout quand on ment.
Louise Erdrich. La décapotable rouge [Nouvelle]
Louise Erdrich est une autrice reconnue depuis de longues années, récompensée par divers prix littéraires depuis le milieu des années 1980 et culminant en 2021 par un Pulitzer. Elle est une figure, en particulier, du mouvement de Renaissance amérindienne qui éclot à partir du début des années 1970. Erdrich est en partie d’origine indienne Chippewa, du North Dakota.
Elle est surtout connue pour son œuvre de romancière, mais a aussi écrit quelques nouvelles.
L’action de La décapotable rouge se situe en 1974. L’histoire est racontée par Lyman Lamartine, un jeune Chippewa du North Dakota, et évoque son frère Henry. Les deux frères achètent en commun une magnifique Oldsmobile décapotable rouge. Ils passent l’été en un road trip qui les emmène jusqu’en Alaska avant de revenir dans le North Dakota juste avant l’arrivée du mauvais temps et avant que l’armée n’envoie Henry au Vietnam. Pendant les deux ans de son absence, Lyman bichonne la décapotable. Elle est pimpante quand Henry, lui, revient tout cassé après deux ans de guerre.
C’est un remarquable travail d’artisanat littéraire : la décapotable personnifie l’évolution psychologique des deux frères et leur relation, libre et joyeuse, cassée, réparée, difficile et finalement noyée.
Initialement parue en 1981, la nouvelle a été traduite en français dans un recueil éponyme, La décapotable rouge, Paris, Albin Michel, 2012.
🍹 Navy Strength [rhum]
Le rhum a historiquement des ennemis : les autres alcools, les taxes et autres quotas, et la betterave. Au 19e siècle, le sucre de betterave remplace largement le sucre de canne dans la consommation européenne, la production de sucre chute dans les Antilles et, à l’aube de la Première Guerre mondiale, l’économie du rhum n’est pas florissante. La guerre vient changer ça : on donne du rhum au soldat et même l’État, qui d’abord réquisitionnait, finit par contrôler purement et simplement l’importation. Ce que la guerre change surtout, c’est que les départements français producteurs de betterave sont justement les départements du front. Et que les départements producteurs de vin voient leur main-d’œuvre réquisitionnée par l’armée pour aller combattre. Le rhum se fait donc une place dans les musettes des soldats. Le commandement, ceci étant, s’en méfie : on veut bien qu’il donne un coup de pouce avant l’attaque, on ne veut pas qu’il soit un obstacle à la discipline. Si le rhum se fait une place, c’est donc surtout parce que ses ennemis sont momentanément abattus.
Pour autant, ça n’est pas en France que le lien entre rhum et forces armées est le plus fort, c’est au Royaume-Uni, dans la Navy.
Au milieu du 17e siècle, quand aux Antilles on invente le rhum, la question de l’approvisionnement en eau des navires reste un problème. On peut emporter de l’eau, mais stagnante elle se gâte vite. On emporte de la bière, qui dans des tonneaux en bois, dure un tout petit peu plus longtemps, du vin, qui dure un peu plus encore. Et, dans la même simple logique selon laquelle plus on augmente la teneur en alcool d’un liquide, plus longtemps il se conserve, la Navy embarque des brandys, c’est-à-dire des alcools de vin distillé, produits en France quand on n’est pas en guerre (Cognac) ou en Espagne. Mais quand ils abordent à la Caraïbe après 1654 (prise de la Jamaïque), certains navires anglais commencent à se fournir en rhum pour le retour. La pratique se régularise et s’étend finalement en dehors de la Caraïbe : en 1731 la Navy fournit à tout marin sur ses vaisseaux une ration de rhum, mais uniquement quand ils sont en voyage long, et uniquement si la bière n’est pas disponible. Dans la première moitié du 19e siècle, la pratique s’étend encore : la Navy passe des marchés pour se fournir globalement en rhum auprès d’importateurs, et stocke son rhum dans de gigantesques cuves à Londres. Les marchés portent sur le prix, et sur la qualité. La Navy ne veut pas se faire arnaquer avec un rhum dilué à l’eau, et fixe donc un degré minimum d’alcool. Le fournisseur (purser ou pusser dans le jargon de l’époque) doit apporter la preuve (proof) que son produit est au moins à 54,5% alc./vol. (Navy Strength).
Par ailleurs, tous les fournisseurs versant leur rhum dans les mêmes cuves de la Navy, une recette de mélange spécifique à la Navy émerge. Celle-ci s’approvisionne en effet principalement en rhum de Guyane britannique (actuellement le Guyana, ne pas confondre avec la Guyane française), et de Trinidad. Tout sauf la Jamaïque en fait, les producteurs de ce pays ayant opté pour un rhum plus parfumé et de plus haut de gamme, donc plus cher.
La ration de rhum finira par devenir quotidienne et obligatoire pour le marin britannique. Et cette tradition deviendra tellement ancrée qu’elle durera jusqu’au 31 juillet 1970 : ce jour-là, Black Tot Day, les marins reçoivent leur dernière ration (tot).
Il reste de nombreuses traces de cette histoire, et vous verrez sur plein de bouteilles de rhum de la tradition des Antilles britanniques des indications qu’il est Navy Strength ou Overproof, par exemple sur les bouteilles du Jamaïcain Wray & Nephew (63% quand même, effectivement over the proof). La marque Pusser’s rum (le « rhum de l’intendant »), avec son drapeau de la marine et l’indication British Navy sur la bouteille, revendique cet héritage, et a racheté à la Navy la recette originale du mélange à base de cinq rhums des Antilles anglaises.
L’amiral Edward Vernon distribuait du rhum à ses marins, mais voulait limiter l’ivresse sur son bateau, et ordonna en 1740 qu’il soit servi chaque jour coupé d’eau. Quelques années plus tard, on y ajouta un peu de citron et de sucre. L’amiral portait habituellement un manteau de gros-grain, qui est une sorte de soie côtelée, et ses marins l’appelaient Old Grog. C’est, d’une certaine façon, l’un des plus anciens cocktails.
Grog
- 60 ml de Pusser’s Rum
- 30 ml d’eau
- 15 ml de jus de citron vert
- 1 cuillère à thé (of course) de sucre de canne
Mélangez sucre et citron jusqu’à dissolution. Ajoutez eau et rhum. Secouez fermement avec de la glace. Bref, un ti’ punch allongé d’eau et servi sur glace.
🗑️ Pages de vieux journal
6 août 1995. Jour anniversaire du bombardement de Hiroshima.
14 août 1995
« Ils veulent se mettre hors d’eux et échapper à l’homme. C’est folie : au lieu de se transformer en anges, ils se transforment en bêtes, au lieu de se hausser ils s’abattent. Ces humeurs transcendantes m’effraient, comme les lieux hautains et inaccessibles… ». (Montaigne)
30 août 1995. Un snobisme que je déteste : un intellectuel ne lit jamais tel auteur, il le relit toujours. Il ne s’agit pas seulement de lire deux fois, mais de surlire, de prétendre accéder à un niveau supérieur de lecture que n’atteint pas celui qui se contente de lire, le commun des lecteurs.
« Avez-vous lu Proust ? »
« Oui, je l’ai relu récemment. »
Ridicule.
📚 Livres lus
- Ernest Hemingway. A Farewell to Arms (1929) / L’Adieu aux armes. Quelconque.
- Ernest Hemingway. For Whom the Bell Tolls (1940) / Pour qui sonne le glas. Remarquable.
- Ernest Hemingway. The Old Man and the Sea (1952) / Le Vieil Homme et la Mer. Un chef d’œuvre. Moralité : persévérez.
- Annelien De Dijn. Freedom: An Unruly History (2020). Une histoire du concept de liberté. De celles où l’auteur a une opinion préalable et picore dans 2000 ans d’histoire de quoi la soutenir. En résumé : la liberté a toujours été conçue comme capacité collective à se gouverner de façon autonome. Ce n’est qu’au libéral (beurk) 19e siècle qu’on a envisagé qu’il fallait se protéger du gouvernement et que c’était aussi une forme de liberté. Pour A. De Dijn, cette conception est une trahison, une aberration, etc. Tant pis pour Benjamin Constant, Isaiah Berlin et les autres. Des traîtres. Qu’on mettra au bord du talus. Pour la liberté. Inutile de dire que je n’ai pas été convaincu. Bonne critique du livre dans la Los Angeles Review of Books.
- Samantha Rose Hill. Hannah Arendt (2021). Une courte biographie d’environ 200 pages, qui ne creuse pas, forcément, un sillon très profond, mais présente un arc de vie bien dessiné et une présentation simple et bien équilibrée de l’œuvre.
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📖 Livres
- Philip Lamantia. The Collected Poems. University of California Press (2019), avec une préface de Lawrence Ferlinghetti. Philip Lamantia (1927-2005) a joué un rôle important dans la formation, à San Francisco, de la poétique du mouvement Beat, tout en ayant une trajectoire toute individuelle, de la drogue au mysticisme catholique, dans une langue vernaculaire typiquement américaine.
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- Prépabac Physique-Chimie Tle générale (spécialité) - Bac 2022: nouveau programme de Terminale
🎧 Dans mes oreilles
- Disasterpeace. FEZ. Musique électronique réalisée pour le jeu vidéo du même nom, sorti en 2012 et un de mes jeux préférés (je ne suis pas vraiment gamer, mais FEZ est un petit chef d’œuvre). La musique se tient toute seule, comme les meilleures musiques de film.
- Billie Holiday. Solitude.