Une lecture de Charles Walton, Policing Public Opinion in the French Revolution. The Culture of Calumny and the Problem of Free Speech, Oxford University Press, 2009.
Dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, la liberté d’opinion et d’expression est couverte par les articles 10 et 11.
Art. 10. Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la Loi.
Art. 11. La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi.
On voit que dans les deux cas, cette liberté, si elle est reconnue, est aussi explicitement limitée et, dans les deux cas à nouveau, la définition de ces limites est renvoyée en dehors du texte, à « la loi ». De fait, à lire le texte de la déclaration, on se dit que les limites imposées par la loi pourraient être très importantes, et la liberté d’expression réelle fort réduite. La dernière phrase donne néanmoins un indice de ce qu’il se passe quand elle explique qu’on peut imprimer librement, d’abord, puis répondre de l’abus de cette liberté ensuite. De fait le livre de Charles Walton montre que les révolutionnaires n’ont aucunement l’intention d’établir la liberté d’expression telle qu’on la pense aujourd’hui : ils veulent abolir la censure préalable. Dans la première partie de son livre, Charles Walton examine la situation dans les dernières décennies de l’Ancien Régime : la censure préalable existe dans les textes, elle est appliquée de façon épisodique et inconstante, souvent dans le cadre de luttes de pouvoir entre administrations, par exemple entre le Parlement de Paris et les services de censure de la monarchie. Il tire aussi d’une analyse extrêmement convaincante des cahiers de doléance qu’il y a de fait un assez large consensus pour abolir la censure préalable, même si les cahiers de l’Église sont plus réticents. Il y a aussi un consensus pour dire que des limites à la liberté d’expression sont indispensables, en particulier pour protéger les mœurs, la religion, l’autorité politique et institutionnelle, ainsi que l’honneur. Il y a enfin parfois des propositions concrètes pour définir ces limites, mais elles sont très disparates.
Ce qui semble se passer dans les cahiers de doléance, quand on examine leur synthèse progressive jusqu’aux États généraux, et ensuite dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, c’est que tout le monde souhaite abolir la censure préalable, et définir des limites assez strictes (de notre point de vue contemporain) a posteriori, mais que personne ne sait précisément en quoi vont consister ces limites et comment la loi peut les préciser. Faute d’accord, la Déclaration supprime la censure préalable et renvoie la définition des limites à la loi, dont on imagine initialement qu’elle est imminente. En réalité la définition des limites à la liberté d’expression prendra plusieurs années et d’une certaine façon un débouché de la révolution : en attendant, on doit réguler a posteriori, en l’absence de loi, donc avec un élément important d’arbitraire, et dans un contexte de tension révolutionnaire extrême.
Dans ce contexte le concept d’honneur est particulièrement important. Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, c’est un principe transactionnel et hiérarchique : un supérieur peut insulter un inférieur, mais pas l’inverse. C’est valable pour l’imprimé et pour l’analyse politique aussi : un plumitif ne peut pas attaquer un ministre du Roi. Walton montre très bien que ce principe d’Ancien Régime ne disparaît pas en 1789 : les révolutionnaires le démocratisent. C’est désormais un attribut du citoyen lui-même, mais qui s’exprime toujours dans une chaîne hiérarchique : quand on attaque un député, on attaque tous les citoyens qu’il représente, on attaque la nation elle-même. Où l’Ancien Régime avait le crime de lèse-majesté, la Révolution invente le crime de lèse-nation. Le concept n’est jamais juridiquement défini, et donc extrêmement malléable : dans un contexte révolutionnaire, il peut servir de conduit à l’expression de la vengeance d’honneur qui, entre temps, a été étendue à tous, et plus seulement aux élites de la société. Une partie importante des victimes de la Terreur sont, finalement, accusées de crimes d’opinion considérés comme une attaque contre l’honneur d’une faction ou une autre et, à travers elle, à l’honneur de la nation. La notion a des couleurs de vendetta.
Finalement, quand des lois viennent finalement fixer les limites à la liberté d’expression et à la liberté de la presse, en particulier sous le Directoire, la situation est paradoxale : les lois sont très restrictives, et reviennent même pour certaines à une forme de censure préalable (déclaration préalable, timbre) ; mais en pratique, on les utilise de façon beaucoup plus mesurée et la période n’est plus aux bains de sang de l’An II. Un des arguments de Charles Walton, c’est que la France est sortie de ce problème grâce à une sorte d’astuce de l’histoire : la notion de lèse-nation est abandonnée quand l’honneur devient une notion privée, en même temps, d’ailleurs, que les femmes retournent elles aussi à la sphère privée, etc. Des notions d’Ancien Régime comme l’honneur ont été radicalement démocratisées pendant la période révolutionnaire, elles ont contribué au climat de vengeance, d’indignation et de violence qui s’est cristallisé sur les problèmes de liberté d’expression, avec d’être pour ainsi dire remises dans leur boîte et scellées dans l’espace privé. Des hiérarchies ont été rétablies, l’honneur exclut du champ des sentiments politiques, la censure a posteriori et la parole publique mieux définies.
Je sors de cette lecture aussi avec le sentiment que notre connaissance scolaire de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen comme un document de liberté nous donne une idée trompeuse de la relation de la Révolution française avec la liberté d’expression. Elle ne l’a certainement pas consacrée ni même réellement souhaitée au-delà de l’abolition de la censure préalable. Après le chaos du début des années 1790, le Directoire, l’Empire, puis la Restauration ont remis les pendules à l’heure sans revenir pour autant purement et simplement à l’Ancien Régime. Et la liberté de la presse, en France, devra en réalité attendre la IIIe République, et en particulier 1881, pour s’installer.