Shklar Ă©tat de droit Une lecture de Judith Shklar, Political Theory and the Rule of Law (1987), dans Political Thought and Political Thinkers (1998)

Note liminaire : on parle de rule of law dans l’original de Judith Shklar, qu’on traduit habituellement par la notion d’état de droit même s’il s’agit en réalité de deux notions légèrement différentes. La notion de primauté ou de règne de la loi ne fait pas directement référence à l’état, même si l’action de ce dernier est couverte par la notion : c’est assez logique dans une tradition jurisprudentielle comme la common law. En français, la notion d’état de droit place l’état au centre et ne couvre pas explicitement le droit commun. Par commodité, considérez ci-dessous que règne de la loi et état de droit sont utilisés indifféremment. Cf Rule of Law dans le wikipedia français

Shklar identifie deux archétypes de l’état de droit qu’elle attribue à Aristote et Montesquieu respectivement.

Chez Aristote, le règne de la loi s’apparente au règne de la raison, son champ d’application est potentiellement très large, mais il peut tout à fait ne s’appliquer qu’à quelques-uns, qui sont soumis à et acteurs de cette rationalité : tout dépend de leur caractère. C’est une conception compatible avec un état dédoublé où une partie de la population (esclaves, femmes, etc.) est rejetée en dehors de l’état : la rationalité et le caractère de ces populations n’ont aucune importance. On peut penser aux sociétés escalagistes antiques bien sûr, mais aussi à l’Allemagne nazie, aux USA avant 1865, à l’Afrique du Sud de l’apartheid (tous exemples de Shklar).

Montesquieu, de son côté, pense un état de droit qui soustrait un ensemble d’activités humaines (religion, sexe, opinion) au contrôle public : son spectre est restreint, mais il ne correspond pas purement à l’espace politique, puisqu’il inclut par exemple le commerce ; par contre cette primauté de la loi s’applique à tous et ne dépend en rien du caractère des agents. Tout repose sur la procédure, en particulier judiciaire, qui créé des droits même s’il ne s’agit pas en tant que telle d’une théorie des droits et que la création des droits reste non pas un objectif final, mais un moyen : il s’agit toujours d’éviter la guerre civile, la violence politique, la cruauté.

Shklar suit plusieurs évolutions de ces deux archétypes dans la théorie politique du 20e siècle. Qu’ils partent d’Aristote ou de Montesquieu, la difficulté, juge Shklar, est que ces évolutions oublient d’une part le contexte et l’objectif premier dans lequel ces archétypes ont été conçus, et d’autre part, les deux sont liés, pèchent par abstraction.

Chez Hayek par exemple le règne de la loi issu de Montesquieu cesse d’être un outil contre l’oppression pour devenir un guide gĂ©nĂ©ral, une sorte de code de la route qui nous permet d’éviter les pires collisions politiques. Il pense que le totalitarisme nait de la frustration associĂ©e Ă  l’échec inĂ©vitable de nos ambitions d’ingĂ©nieries sociales, lui-mĂŞme issu de notre ignorance profonde. Limiter fortement l’action de la loi c’est nous Ă©viter de cĂ©der Ă  cette tentation. Mais d’une part il oublie totalement l’objectif initial d’utiliser l’état de droit pour empĂŞcher la violence et la guerre civile, et d’autre part il ne donne aucun Ă©lĂ©ment historique concret Ă  l’appui de sa thèse : ça n’est pas _ainsi, dit Shklar, que sont advenus nazisme et stalinisme.

La tradition aristotélicienne a aussi été malmenée et de façon similaire : un excès d’abstraction qui perd le contact avec le contexte dans lequel l’état de droit est créé. Dworkin, en particulier, utilise la Déclaration d’Indépendance comme source supralégale de justification pour une politique des droits : les juges peuvent l’utiliser pour justifier leurs décisions en dernier recours. Il pense que cela les préservera de l’accusation de légiférer depuis le banc, alors que c’est en réalité les mettre en concurrence avec d’autres acteurs, le politique en particulier, qui peuvent trouver d’autres justifications à leur propre action. La rationalité supérieure du juge, en réalité, n’est pas fondée en droit, mais simplement admise par les autres acteurs : elle peut toujours être remise en cause.

Ces deux abstractions ne sont pas nécessaires. Par contre il serait utile, pour Shklar, de se préoccuper de la notion de primauté de la loi en commençant par le bas et en revenant aux objectifs premiers d’un Montesquieu, c’est-à-dire se concentrer sur la peur de la violence et de l’injustice, pour ensuite remonter dans tout le système des lois comme contraintes et limites posées au pouvoir.

Remarque personnelle : la critique de Dworkin est particulièrement intéressante à la lumière des évolutions de ces 25 dernières années, c’est-à-dire après la publication du texte. En particulier la tentation d’asseoir les droits en général sur un texte source placé au sommet de la hiérarchie des lois a été dominante. Déclaration d’indépendance pour Dworkin, Déclaration des droits de l’homme pour d’autres. Mais Shklar montre très clairement le danger : cette justification est un peu d’autorité et ne fonctionne quand parce qu’elle est acceptée pour telle. Le jour où un acteur néfaste déclare que le roi est nu, la protection apportée par le texte source de l’autorité du droit est remise en cause et une fois ce vernis ôté il ne reste que la relation de pouvoir que Montesquieu cherchait à canaliser. La composition actuelle de la Cour Suprême américaine et le rôle qu’y joue la théorie originaliste de la Consitution sont exactement le genre de dangers auquel peut faire penser l’avertissement de Judith Shklar.

Remarque personnelle 2 : le dernier paragraphe de Shklar, qui recommande de partir d’en bas et de se prĂ©occuper d’abord de l’injustice est un thème important, qui revient frĂ©quemment dans son travail et donne mĂŞme son titre Ă  l’un de ses livres les plus importants, The Faces of Injustice. L’idĂ©e de partir de l’injustice rĂ©elle pour arriver Ă  la justice est Ă©videmment Ă  mettre en regard d’un autre livre publiĂ© par un autre professeur Ă  Harvard Ă  l’Ă©poque : John Rawls, A Theory of Justice.

Illustration: Dominique Antoine Magaud, Allégorie de la Loi, entre la Force et la Justice, 1899 env.