Pendant ses plus de cent premières années, le bill of rights est un peu comme la Magna Carta après 1215 : un marqueur, que personne ne cherche vraiment à respecter. Les Rois anglais ne respectent pas la « loi du pays » s’ils ont un intérêt quelconque à ne pas le faire, a fortiori s’il s’agit d’usurper le trône ; et la société américaine ne se soucie pas tellement, en pratique, du premier amendement au 19e siècle. Ces deux documents sont longtemps comme des monuments : imposants, mais essentiellement statiques.
À la fin du 19e et surtout au 20e siècle, la Cour Suprême intervient beaucoup plus dans la constitution. Elle utilise par exemple sa capacité à réguler le commerce interétatique (art. 1 de la constitution) pour fourrer son nez dans la vie économique de la nation en général. Et elle utilise le processus d’incorporation du bill of rights, suite à la ratification du 15e amendement après la Guerre de Sécession, pour mettre son nez dans les questions de liberté, et de liberté d’expression. Toute la constitution devient dynamique.
Pour ce qui concerne la liberté d’expression, le moment le plus important, c’est la Première Guerre Mondiale. Pour que la liberté devienne une question, il faut un contexte et que les temps soient périlleux : c’est logiquement ainsi que Geoffrey Stone a intitulé son (excellent) livre sur le 1er amendement, Perilous Times. Et Stone remarque d’ailleurs, c’est un point crucial de son (ai-je déjà dit qu’il était brillant ?) livre, que la guerre est par excellence un facteur de pression sur la liberté. Pas forcément, d’ailleurs, quand la guerre est sur votre sol et que les bombes tombent : la guerre est presque toujours un changement juridique, et d’autres lois s’appliquent pendant qu’elle dure. D’où la tentation des gouvernements qui veulent limiter les libertés d’utiliser le vocabulaire de la guerre… contre la drogue, le terrorisme, le virus, etc. D’où aussi la situation particulière des États-Unis, qui sont légalement en guerre sans discontinuer depuis le 11 septembre 2001. Mais je digresse : je ferais peut-être un billet à part de cette question.
Toujours est-il que les États-Unis entrent en guerre en avril 1917 et Wilson obtient du Congrès, en juin, le vote du Espionage Act. Si cette loi vous dit peut-être quelque chose, c’est parce qu’elle est encore dans les textes, et qu’elle a connu un regain d’activité sous l’administration Obama, qui l’a utilisée contre Chelsea Manning ou Edward Snowden. La loi empêche en particulier, dans le contexte de 1917, « de promouvoir le succès de ses ennemis lorsque les États-Unis sont en guerre, de provoquer ou tenter de provoquer l’insubordination, la déloyauté, la mutinerie, le refus de service, dans les forces militaires ou navales des États-Unis, ou d’entraver délibérément le service de recrutement ou l’enrôlement des États-Unis ».
En mai 1918, la législation est amendée et durcie (Sedition Act), elle couvre désormais un large spectre d’expressions. Il est interdit,
lorsque les États-Unis sont en guerre, de délibérément prononcer, imprimer, écrire ou publier tout langage déloyal, profane, scandaleux ou injurieux sur la forme de gouvernement des États-Unis, ou la Constitution des États-Unis, ou l’armée ou les forces navales des États-Unis, ou le drapeau… ou l’uniforme de l’armée ou de la marine des États-Unis, ou tout langage destiné à tenir la forme de gouvernement… ou la Constitution… ou l’armée ou la marine forces… ou le drapeau… des États-Unis dans le mépris, le discrédit… ou de volontairement arborer le drapeau de tout ennemi étranger…
Et cetera. Cet amendement de 1918 (qui, lui, n’est plus dans les textes) intervient parce qu’une portion sans doute majoritaire de la population et de la presse estime que le Gouvernement n’intervient pas assez durement contre des formes d’expressions qu’elle estime déloyales en temps de guerre, et contre le manque de patriotisme. Wilson répond donc en partie à la demande, et la loi est votée par 293 contre 1 à la Chambre.
Le premier cas à atteindre la Cour Suprême est Schenck v. United States. Les faits sont assez simples : Charles Schenck, militant socialiste de Philadelphie, opposé à l’entrée en guerre des États-Unis, fait imprimer 15.000 tracts, qu’il distribue à ceux qui seraient susceptibles d’être appelés sous les drapeaux, pour les inciter à résister à la conscription. Il est évident qu’il enfreint l’Espionage Act, et la seule question est donc de savoir si la loi elle-même est constitutionnelle.
Pour pouvoir pour la première fois décider de cette question, la Cour a besoin d’établir un critère. C’est le juge Holmes qui s’en charge, dans une opinion parmi les plus citées de la Cour au 20e siècle.
The most stringent protection of free speech would not protect a man in falsely shouting fire in a theatre and causing a panic. It does not even protect a man from an injunction against uttering words that may have all the effect of force. The question in every case is whether the words used are used in such circumstances and are of such a nature as to create a clear and present danger that they will bring about the substantive evils that Congress has a right to prevent.
[La protection la plus stricte de la liberté d’expression ne protégerait pas un homme qui crie faussement au feu dans un théâtre et provoque une panique. Elle ne protège même pas un homme d’une injonction contre l’expression de paroles qui pourraient avoir tout l’effet de la force. Dans tous les cas, la question est de savoir si les mots utilisés sont utilisés dans des circonstances telles et sont de nature à créer un danger clair et immédiat qu’ils entraîneront les maux substantiels que le Congrès a le droit de prévenir.]
Il y a quelque chose de profond dans cette idée du juge Holmes : que se passe-t-il quand quelqu’un crie Au Feu dans un théâtre et provoque une panique ? Sa parole est performative, c’est-à-dire qu’elle a un lien de causalité direct avec un acte, la panique. Et dans ce cas, il ne s’agit pas de censurer la parole en tant que telle, mais de censurer la parole en tant qu’acte. De la même façon qu’on peut arrêter quelqu’un dont on peut prouver qu’il complote l’assassinat de son prochain, sans attendre qu’il passe à l’acte, on peut empêcher l’expression d’une parole qui représente un danger clair et immédiat. La question est d’interpréter le contexte d’expression de la parole, de savoir si on doit la considérer comme une parole-action et pas seulement comme une parole, et enfin si l’action en question représente bien ce danger clair et immédiat dont on parle. Sous une forme ou sous une autre, c’est le plus souvent en s’appuyant sur un argument de ce type qu’on limite la liberté d’expression en démocratie : on limite les paroles qui sont des actes dangereux. Ou, dit de façon moins positive : pour limiter une parole, on lui dénie ce statut et on la transfère dans la catégorie des actes, qu’on peut ensuite interdire, comme beaucoup d’actes (voler à l’étalage, ne pas respecter le code de la route, frauder le fisc, etc.).
Une fois ce critère établi, est-ce que la distribution par Charles Schenck de tracts appelant à résister à la conscription représente un danger clair et immédiat ? C’est, dit le juge Holmes, une question de contexte.
It is a question of proximity and degree. When a nation is at war, many things that might be said in time of peace are such a hindrance to its effort that their utterance will not be endured so long as men fight, and that no Court could regard them as protected by any constitutional right.
[C’est une question de proximité et de degré. Lorsqu’une nation est en guerre, beaucoup de choses qui pourraient être dites en temps de paix entravent tellement ses efforts que leur énoncé ne sera pas admis tant que les hommes se battront et aucune Cour ne pourra les considérer comme protégés par un droit constitutionnel.]
Jugement confirmé à l’unanimité.
L’opinion du juge Holmes est toujours citée pour la défense de la liberté d’expression, mais on oublie souvent que dans le même mouvement il estime que son critère ne s’applique pas au cas, et il ne défend pas la liberté d’expression de Charles Schenck. Pourquoi ? Le contexte de guerre.
Schenck v. United States établi un critère de décision, mais ne fait d’une certaine façon que déplacer le problème : comment juger si une parole est bien un danger clair et immédiat ? De fait, Holmes lui-même, et son collègue le juge Brandeis, seront dans la minorité défendant la liberté d’expression dans plusieurs cas suivants. Par exemple Gidow v New York (1919), le cas d’un militant appelant au renversement du gouvernement américain dans le contexte de la révolution bolchévique. La majorité condamne en utilisant le précédent de Schenck v. United States : un appel à la révolution représente pour la société elle-même et le gouvernement démocratique qu’elle s’est donné un danger clair et immédiat. La minorité (Holmes et Brandeis) dit que ce cas ne passe pas le test du danger immédiat, parce qu’en substance, Gidow est un looser : ses appels à renverser le gouvernement sont exotiques et n’entraîneront personne de toute façon. Pas de danger…
Un dernier point important à noter sur cette question : ni Holmes, ni Brandeis, ni aucun autre juge de cette période ne prend la peine de citer le Premier amendement pour juger, ils se contentent de s’appuyer sur leur interprétation personnelle du terme « liberté » en général. Ainsi dans Gidow, Holmes explique que « le principe général de la liberté d’expression, me semble-t-il, doit être considéré comme inclus dans le 14e amendement, aux vues de l’étendue donnée au mot “liberté” dans cet amendement. »
Avec toute cette série de cas commençant par Schenck, on a basculé dans une autre époque : la Cour accept de s’occuper de tous types de cas, et la constitution devient un texte essentiellement dynamique, interprété en fonction des valeurs générales de la société et de la Cour sur les différentes thématiques qui s’offrent à elle, par exemple la liberté.
Prochaine étape, les années 1960.
À lire sur le sujet : Geoffrey R. Stone, Perilous Times: Free Speech in Wartime from the Sedition Act of 1798 to the War on Terrorism (New York : W. W. Norton & Company, 2004),
Ce billet fait parti d’une série sur le 1er amendement de la constitution des États-Unis :