La constitution américaine a été adoptée par la Convention de Philadelphie, dans sa version finale, en septembre 1787. Le Delaware devient, le 7 décembre, le premier État à la ratifier. La majorité des deux tiers des États, nécessaire pour que la nouvelle constitution prenne effet, est atteinte quand le New Hampshire ratifie à son tour en juin 1788. Mais le processus a été extrêmement difficile, et le premier Congrès, qui se réuni en mars 1789, adopte dès septembre 1789, soit deux ans à peine après l’adoption initiale de la constitution, un ensemble de dix amendements, dont le premier amendement qui nous intéresse ici, qui forment ce qu’on appelle le Bill of Rights.
Le premier amendement, celui qui concerne la liberté de parole et la liberté de la presse, doit être compris dans ce double contexte des négociations entourant le processus de ratification, et des neuf autres articles du Bill of rights.
Le débat sur la ratification tourne autour de la question du pouvoir fédéral et des limites qu’on veut lui imposer. Pour les « antifédéralistes » il semble, alors qu’on vient de faire une révolution pour échapper à l’arbitraire d’un monarque, que la nouvelle constitution, qui place à la tête de son exécutif un Président, ne propose pas de garanties suffisantes contre le pouvoir fédéral. Ce dernier devrait plus explicitement respecter une forme de subsidiarité par rapport aux états : tout pouvoir que la constitution ne donne pas explicitement à la fédération devrait rester aux états. Or la constitution semble bien limiter par certains aspects la souveraineté des états constituants, par exemple quand elle dit dans son article VI.2 que
La présente Constitution, ainsi que les lois des États-Unis qui en découleront, et tous les traités déjà conclus, ou qui le seront, sous l’autorité des États-Unis, seront la loi suprême du pays ; et les juges dans chaque État seront liés par les susdits, nonobstant toute disposition contraire de la Constitution ou des lois de l’un quelconque des États.
Ou dans l’art. I.10.2 :
Aucun État ne pourra, sans le consentement du Congrès, lever des impôts ou des droits sur les importations ou les exportations.
Dans l’esprit des « fédéralistes », partisans de la nouvelle constitution, ces clauses sont justifiées pour créer un nouvel état, viable et qui ne soit pas victime de forces centrifuges. Mais pour les antifédéralistes, c’est à la fois inutile, les États-Unis devant d’abord être une alliance de nations souveraines, et dangereux : on risque de recréer un pouvoir central échappant à la volonté du peuple, c’est-à -dire de chaque état, et qui pourrait si on n’y prend garde devenir à son tour un outil d’oppression.
Car non seulement la constitution retranche à la souveraineté des états, mais sur le plan individuel elle n’offre pas de garanties suffisantes contre l’oppression. C’est un des principaux thèmes de la littérature antifédéraliste de l’époque.
Brutus, auteur pseudonyme d’un pamphlet Anti-Fédéraliste de novembre 1787, exprime sa méfiance en ces termes :
Nous constatons qu’ils ont, dans la 9e section du 1er article, déclaré que le bref d’habeas corpus ne sera pas suspendu, sauf en cas de rébellion — qu’aucune lettre d’attestation ou loi ex post facto ne sera adoptée — qu’aucun titre de noblesse ne sera accordé par les États-Unis, etc. Si tout ce qui n’est pas donné est réservé, quelle convenance y a-t-il dans ces exceptions ? Cette constitution accorde-t-elle le pouvoir de suspendre l’habeas corpus, de faire des lois ex post facto, d’adopter des projets de loi ou d’accorder des titres de noblesse ? Ce n’est certainement pas en termes explicites. La seule réponse qui puisse être donnée est que ceux-ci sont impliqués dans les pouvoirs généraux accordés.
Bref, la constitution n’est pas claire sur ce point de la préservation des droits et il ne suffit pas de tenir un discours rassurant consistant simplement à dire qu’elle ne donne pas explicitement de pouvoirs de cette nature au nouveau gouvernement. Car c’est à peu près le discours tenu par Hamilton dans le Federalist Paper n°84 de mai 1788. La constitution ne possède pas, admet-il, un bill of rights spécifique, mais plusieurs de ses articles protègent contre l’arbitraire, par exemple justement quand il est dit dans l’article I.9.2 que l’habeas corpus ne peut être suspendu. Certaines constitutions d’états, comme celle de New York, n’ont pas non plus de bill of rights et de ce point de vue, la constitution fédérale va plus loin, fait-il remarquer, dans certains de ses articles, par exemple quand elle interdit les titres nobiliaires, ce que ne fait pas la constitution de New York. Son second argument est que la tradition des bills of rights, issue de la Magna Carta anglaise de 1215, vise à limiter un pouvoir existant, celui du roi. Ici, la constitution est d’une tout autre nature puisqu’elle est directement issue du peuple, qui ne cède rien à quiconque en la fondant : il n’y a, à proprement parler, rien à limiter. La constitution, c’est le peuple, c’est littéralement comme ça qu’elle commence : « We, the people ».
Cette question revient sans cesse, et il arrive qu’on entende aujourd’hui encore ce sophisme, sous une forme modernisée : si l’état, c’est le peuple, il ne peut en réalité rien faire qui opprime le peuple, car on ne peut s’opprimer soi-même.
Toujours est-il, qu’il s’agisse de la souveraineté des états membres ou des garanties pour la liberté individuelle, le débat porte au fond sur le rôle et le pouvoir de l’état fédéral. Alors que la ratification s’avère difficile à obtenir dans certains états, en Pennsylvanie ou à New York, un compromis est trouvé dans le Massachusetts, qui s’étendra ensuite aux autres états où le sentiment antifédéraliste est fort. Chacun met de l’eau dans son vin, et le point de ralliement est à la fois procédural, et thématique : on ratifie la constitution mais on propose, en plus, une série d’amendements à adopter par le premier Congrès ; ces propositions se concentrent moins sur la question des pouvoirs intrinsèques de la fédération par rapport aux États, le droit de taxer directement les populations par exemple, qui reste malgré tout un sujet délicat, mais plutôt sur la question de la protection des droits individuels et de l’absence d’un bill of rights. Une dizaine de représentants Anti-Fédéralistes acceptent le compromis proposé et le Massachusetts ratifie, de justesse : 187-168. Les autres états suivent et la constitution est finalement adoptée telle quelle, à charge pour le premier Congrès qui se réunira ensuite de prendre en compte les amendements proposés.
En termes de libertĂ© d’expression, la première chose Ă noter, c’est donc que ce droit ne fait pas partie de la Constitution des États-Unis dans sa version originale, et que si elle est Ă©voquĂ©e dans les dĂ©bats, c’est de façon marginale, loin derrière la question des rapports entre Ă©tats et gouvernement fĂ©dĂ©ral, et loin aussi derrière d’autres sujets touchant aux libertĂ©s individuelles, par exemple le droit de propriĂ©tĂ©.
Il n’en reste pas moins qu’elle est incorporĂ©e ensuite dans le premier amendement : c’est le prochain Ă©pisode.
À lire sur le sujet : Maier, Pauline (2010). Ratification : The People Debate the Constitution, 1787–1788. Simon & Schuster
Ce billet fait parti d’une sĂ©rie sur le 1er amendement de la constitution des États-Unis :