Ma mère est dĂ©cĂ©dĂ©e en 2011. En tant que fils aĂ®nĂ©, il m’est revenu de prononcer une courte oraison funèbre Ă  l’occasion de ses obsèques. J’avais Ă©cris le texte ci-dessous, que j’ai retrouvĂ© en faisant le mĂ©nage Ă  l’occasion d’un dĂ©mĂ©nagement, et que je transfers ici pour mĂ©moire.

En philosophie on dit que le monde n’est pas un monde d’objet, mais qu’il est composĂ© de tout ce qui est le cas.

Cela signifie que le monde est un monde d’actions : je veux dire par là que la vie de Francine n’est pas une chose, qui cesse, qui a une fin; mais que la vie de Francine est une action, c’est une courbe qui fluctue en intensité non seulement dans le temps de sa propre vie, mais aussi au-delà, dans la durée de notre vie à nous.

Aujourd’hui la vie de Francine se transforme en mĂ©moire; maintenant, sa vie est en nous entièrement, dans notre mĂ©moire : car la pire enemie de la mort ce n’est pas la santĂ©, qu’elle finit toujours par vaincre, pour chacun de nous; l’ennemie de la mort, c’est la mĂ©moire.

Ce n’est pas rĂ©ellement une idĂ©e de moi, et ce n’est certainement pas une idĂ©e nouvelle. CicĂ©ron dit la mĂŞme chose : “la vie des morts, dit-il, consiste dans le souvenir des vivants”.

Et j’aime bien cette rĂ©fĂ©rence Romaine, parce que les Romains avaient une idĂ©e de la mort Ă  laquelle, je trouve, Francine s’est parfaitement conformĂ©e. C’est l’idĂ©e de la mort honorable, prĂ©fĂ©rable Ă  la vie, supportĂ©e avec stoĂŻcisme : savoir se battre pour guĂ©rir puis, quand vient le moment, savoir mourir.

Tout le monde concĂ©dera, je pense, que Francine s’est battue avec un grand courage, avec tĂ©nacitĂ© et avec volontĂ©, contre la maladie. Longtemps. Sans cĂ©der. Mais aussi que le moment venue, elle Ă©tait prĂŞte et a su mourir.

Pour les Romains, c’Ă©tait le signe d’une personne bonne, et c’est ce qu’elle Ă©tait.

Donc, pour reprendre CicĂ©ron, “La vie des morts consiste dans les souvenirs des vivants”.

Lors de l’une des dernières discussions un peu longue que j’ai eu avec elle, Francine m’avait racontĂ© des Ă©pisodes de l’histoire familiale, Warcq, la boucherie des grands-oncles Ă  Charleville, les liens de la famille Thoury avec le village de St-Jean-aux-Bois, oĂą elle est nĂ©e.

Dans notre discussion elle a fait vivre ces gens pour moi :

  • la grand-mère Ida est toujours vivante pour nous, elle trĂ´ne en majestĂ© dans le salon, en photographie grandeur rĂ©elle dans une robe Ă  baleines, la taille abominablement ceintrĂ©e, la fossette au menton

  • le “gĂ©nĂ©ral” Philippot : qui venait l’Ă©tĂ© dans les Ardennes quand elle Ă©tait enfant et qu’on allait voir endimanchĂ©,

  • le grand-oncle, Ă  Warcq, assis sur une borne kilomĂ©trique et apprenant Ă  mon grand-père Jean, enfant, Ă  calculer les distances entre les villages dont les noms Ă©taient inscrits sur la borne.

Toutes ces histoires Ă©taient importantes pour elle et, parce que c’Ă©tait important pour elle, parce qu’elle en parlait, ces personnes continuent de vivre.

Le “gĂ©nĂ©ral” Philippot, par exemple, est toujours vivant en moi, oĂą il vit une sorte de nouvelle vie, une vie mĂŞlĂ©e dans mon esprit Ă  la voix de ma mère qui, dans les dernières semaines de sa vie, me parlait de lui.

Comme le gĂ©nĂ©ral Philippot son ailleul, Francine a maintenant une nouvelle vie, diffĂ©rente sans doute en chacun de nous, mais forgĂ©e des souvenirs que chacun de nous a d’elle.

Pour ma part je veux Ă©voquer un seul souvenir et la façon dont il s’est transformĂ© en moi au fil des annĂ©es.

Je sais que le point de dĂ©part est une photo qui existe quelque part dans un carton, mais pour moi c’est aussi un souvenir rĂ©el. Un de mes premiers souvenirs.

Je suis enfant, j’ai 4 ans et demi. Nous sommes en vacances dans les CĂ©vennes, Ă  la PelucariĂ©. Nous sommes installĂ©, ma soeur Delphine, moi, et Francine, devant une table pliante. Dessus il y a nos bols en plastique, et on mange des Triscottes. Francine a son visage bien rond Ă  cĂ´tĂ© de moi, Ă  ma droite, elle est dans le soleil du matin, on prend notre petit-dĂ©jeuner. Elle porte un tshirt avec, au milieu de la poitrine, Ă©crit dans un rond : C.E.S EST.

Je crois que c’est l’un de mes plus anciens souvenirs de ma mère. C’Ă©tait en 1975.

On est retourné souvent dans les Cévennes, et souvent à la Pélucarié dans les années 70.

Puis plus tellement. Mais dans les annĂ©es 2000, alors qu’elle Ă©tait dĂ©jĂ  malade, Francine y est retournĂ©e rĂ©gulièrement Ă  nouveau.  Elle y a emmenĂ© ses petits-enfants, en camping car.

J’ai quelque part une photo d’une table de petit-dĂ©jeuner, devant le camping car, avec le chien NoĂ© par terre, ma mère avec ses joues rondes, et ma fille K. devant un bol en plastique, qui mange des Triscottes.

Le camping dans les CĂ©vennes. Ce sera très probablement l’un de plus anciens souvenirs que ma fille et ses cousins auront de leur grand-mère quand ils seront adultes.

Pensez Ă  Francine telle qu’elle est pour vous, avec ou sans le logo du collège Nord, dans les CĂ©vennes, Ă  Reims ou en Mauritanie, peu importe. Au travail ou en vacances, peu importe. Mais soyez comme les Romains : donnez-lui vie dans vos souvenirs.