Shklar Judith Shklar est une philosophe et théoricienne de la politique dont l’oeuvre, méconnue en France, est à mes yeux aussi importante que celle d’un Rawls ou d’une Arendt.

Cette petite notice biographique et intellectuelle peut servir de point de départ et vous donner envie, peut-être, d’en savoir plus sur Judith Shklar et de lire ses livres.

Judith Nisse est née à Riga, en Lettonie, en 1928. La ville est alors divisée en quatre communautés : les Lettons proprement dit, les Allemands, les Russes, et les Juifs. La famille Nisse est juive non pratiquante, germanophone et aisée : son père est dans les affaires, sa mère médecin. On donne aux enfants Nisse une éducation moderne, c’est-à-dire française. La situation à Riga est néanmoins difficile : l’antisémitisme va croissant et en 1938-1939 la perspective d’une guerre est de plus en plus menaçante. Primo Levi fait remarquer quelque part (mais j’avoue ne plus me souvenir de la source précise de la citation) que les familles juives aisées avaient le plus à perdre à un exil, et ont sans doute plus tardé à fuir. C’est ce qui se passe pour la famille Nisse : en 1939, alors qu’ils sont encore à Riga, une soeur de Judith meurt intoxiquée au gaz dans sa baignoire sans qu’il soit très clair s’il s’agit d’un accident, d’un suicide ou d’un acte malveillant. Un oncle plus décisif que le père de Judith met toute la famille dans un avion pour la Suède voisine, quelques semaines à peine avant le pacte germano-soviétique. Les Nisse ne restent qu’un peu plus d’un an en Suède, mais l’invasion par l’Allemagne nazie du Danemark et de la Norvège fragilisent leur situation. En utilisant de faux papiers, les Nisse voyagent en train jusqu’à Vladivostok, où ils peuvent prendre un bâteau vers le Japon, où ils restent 6 mois, puis de là un autre bâteau vers la côte Ouest des Etats-Unis. Pearl Harbor étant intervenu pendant le trajet, les passagers du bâteau sont arrêtés à l’arrivée à Seattle, et internés. Un rabbin venu visiter le camps d’internement identifie cette famille juive européenne et parvient à les faire libérer. Libre de ses mouvements, le père Nisse peut accéder à ses fonds bancaires et emmener sa famille jusqu’à Montréal, où ils s’installent.

Judith Shklar racontera plus tard à quel point, quand elle arrive à Montréal, cette expérience traumatique de réfugiée la placera à l’écart par rapport à ses camarades : à partir de ce moment-là, elle sera en marge, même une fois devenue enseignante à Harvard. Et la marginalité lui est de toute façon connue en tant que Juive : à Montréal, l’antisémitisme ne lui fait pas craindre pour sa vie comme en Europe, mais il est profondément ancré dans les mentalités et les institutions : pour entrer à l’Université McGill juste après-guerre, elle doit obtenir 750 points, quand les autres étudiants peuvent entrer avec 600 points. A l’écart, Shklar lit. Dans un court texte autobiographique, elle expliquera plus tard

Je suis un rat de bibliothèque. Depuis l’âge de onze ans, j’ai lu et lu, et apprécié presque chaque instant.

11 ans : l’âge auquel elle a dû fuir Riga.

A McGill, elle rencontre son futur mari, Gerald Shklar, étudiant en dentaire, et un professeur qui lui fait oublier le reste de McGill, dont elle ne garde pas un très bon souvenir.

Heureusement pour moi j’étais également obligé de suivre un cours d’histoire de la théorie politique enseigné par un Américain, Frederick Watkins. Après deux semaines d’écoute de ce brillant professeur je savais ce que je voulais faire pour le reste de ma vie.

A la fin de son Master, Watkins qui y a lui-même fait ses études encourage Judith Shklar à candidater pour un doctorat à Harvard. Elle y arrive en 1950 et y restera toute sa carrière et jusqu’à sa mort en 1992 à seulement 63 ans. A Harvard aussi, elle sera dans cette position paradoxale d’être à la fois en marge et au coeur de la réussite universitaire. Ainsi elle sera la première femme à recevoir le titre de Professeur dans son département (Government Department), mais seulement après avoir dû proposer à ses collègues d’être d’abord retenue à mi-temps seulement à partir de 1963.

Judith Shklar n’a pas eu la même renommée que d’autres philosophes de son temps, par exemple John Rawls, qui enseignait à Harvard en même temps qu’elle. Une partie de l’explication tient à son style, et au fait qu’il lui a fallu un peu de temps pour trouver sa voix. Question de style : modeste dans la forme mais pas dans l’ambition, Shklar évite le jargon et les apparences de la technique, et se méfie de la rhétorique. Elle prend aussi volontiers ses exemples dans la littérature.

Question de fonction : il s’agit de comprendre la cité telle qu’elle est, et Judith Shklar ne propose pas une théorie politique unifiée et systémique, elle ne montre pas le plan général de la cité idéale à construire.

L’oeuvre de J. Shklar propose une théorie politique pour adultes.

Le premier livre dans lequelle elle semble vraiment trouver une voix personnelle est un livre sur Rousseau, publié en 1969 : Men and Citizens: A Study of Rousseau’s Social Theory. C’est une lecture de Rousseau particulièrement nuancée et intéressante dans la mesure où Shklar, critique de Rousseau, est néanmoins attentive au texte lui-même et lui fait toujours crédit. Comme elle l’explique elle-même, “J’ai lu un Rousseau psychologue - comme il le disait de lui-même, il était “l’historien du cœur humain” - et un penseur plutôt pessimiste, ce qui le rend unique parmi les défenseurs de la démocratie et de l’égalité.” Par ailleurs elle est très attentive au style littéraire de Rousseau, son rejet de la spécialisation et de la technicité philosophique, son indiosycrétisme et son usage de la rhétorique : tous facteurs qui, selon Shklar, ont fortement contribué au succès de Rousseau.

Ordinary Vices, en 1984, marque une rupture en ce qu’elle parle désormais en son nom propre, d’une voix bien assurée et claire, mais jamais forcée, jamais prétentieuse. Elle y soutient l’idée que parmi les vices (l’hypocrisie, la trahison, la misanthropie, etc.), le libéralisme doit se protéger en priorité de la cruauté et que les autres vices doivent être pensés en relation avec la cruauté. Par exemple, l’hypocrisie est un vice, mais elle permet aussi aux individus de se prétendre meilleurs qu’ils ne sont vraiment, et si une démocratie tentait d’interdire et d’abolir l’hypocrisie, elle deviendrait rapidement illibérale. Un certain niveau de tolérance de l’hypocrisie est donc souhaitable, ce qui n’est pas le cas de la cruauté, comme le 20e siècle l’a, aux yeux de Shklar, amplement montré. Le libéralisme n’est pas une culture de l’individualisme et du chacun pour soi, mais doit viser prioritairement à protéger l’individu de la cruauté, plutôt que de viser à la perfectibilité de l’homme. Sans surprise, Montaigne est abondament cité et on a dit d’Ordinary Vices que c’était “Montaigne en Amérique”.

C’est la voix toute personnelle de Shklar aussi qui parle à partir de cette période du “libéralisme de la peur”, qui souligne à quel point les Etats sont enclins à abuser des faibles, et insiste que la loi ne suffit pas à régler cette difficulté : l’injustice n’est pas seulement l’absence de la justice, c’est une réalité multiple et concrète, qu’on doit regarder non pas seulement en examinant les élites et les institutions, mais aussi en examinant la façon dont les citoyens peuvent être placés en position de faiblesse par rapport aux élites et aux institutions. C’est un libéralisme par le bas, qui vise à protéger les citoyens et à leur permettre de vivre leur vie dans un monde dynamique et changeant, plus qu’un ensemble de libertés morales prédéfinies. (A Theory of Justice de Rawls, son voisin de bureau à Harvard, est sorti en 1971)

Les deux idées, celle de la priorité du traitement de la cruauté et cette du “libéralisme de la peur” lui servent à renouveler profondément, si ce n’est refonder le libéralisme en prenant en compte les leçons de l’histoire récente, des totalitarismes nazi et stalinien en particulier, et de l’histoire de la démocratie américaine et ses contradictions (l’esclavagisme, la guerre civile).

La principale étude sur Shklar pour l’instant est The political theory of Judith N. Shklar : exile from exile / by Andreas Hess (Palgrave Macmillan, 2014)

Je me propose de traiter sur ce site, si j’en ai le temps, quelques uns des livres de Judith Shklar, dont le catalogue collectif des bibliothèques universitaires françaises montre malheureusement qu’ils sont difficiles à se procurer :