Les idées les plus originales de J.S. Mill sur la liberté sont exposées dans l’introduction et la première partie de son texte, que nous avons vu déjà. Dans la suite du livre, assez courte, il tire les conséquences de ces idées et répond aux objections possibles. Du coup, plutôt que de commenter le texte au fur et à mesure, je vais pour toute la fin me contenter de quelques remarques d’introduction, puis essentiellement résumer son propos.

Il est frappant, d’abord, de voir quelles objections et quels ennemis se présentent à l’esprit de Mill au milieu du 19e siècle. La religion, par exemple, tient une place absolument essentielle, ce qui ne serait plus le cas aujourd’hui. Mais il est assez facile, à la lecture du texte, de substituer à la religion d’autres forces qui fonctionnent selon les mêmes ressorts dans leur rapport à la liberté d’expression.

Ensuite, un des arguments de Mill en faveur de la libertĂ© d’expression est son rapport Ă  la vĂ©ritĂ© : il est impossible, dit-il, d’atteindre Ă  la vĂ©ritĂ© sans confrontation d’idĂ©es, et donc sans libertĂ© d’expression. C’était d’ailleurs dĂ©jĂ  un argument de Spinoza dans le TraitĂ© ThĂ©ologico-philosopique : « cette libertĂ© [d’exprimer ses idĂ©es] est de la première importance pour l’avancement des sciences et des arts, car seuls ceux dont le jugement est libre et sans prĂ©jugĂ©s peuvent atteindre au succès dans ces domaines. » Sur ce point, cf Steven Nadler, « A Book Forged in Hell » : Spinoza’s Scandalous Treatise (Princeton University Press, 2011). Il y a un lien intrinsèque entre libertĂ© d’expression et vĂ©ritĂ©. Or, comme disait Paul ValĂ©ry dans Monsieur Teste :

Entre les hommes, il n’existe que deux types de relation, la vérité ou la guerre. Demandez toujours des preuves, la preuve est la politesse élémentaire qu’on se doit. Si on vous la refuse, souvenez-vous que vous êtes attaqué.

On pourrait objecter qu’en dehors des domaines scientifiques, il n’y a pas de « vĂ©rité » Ă  proprement parler. Certes, rĂ©pond Mill, mais il y a une tendance fondamentale de l’homme au Progrès. Cette idĂ©e sous-tend largement son propos, mais après le 20e siècle, il est difficile de maintenir l’idĂ©e d’un progrès Ă©thique ou moral de l’humanitĂ©. Peut-on maintenir le principe de non-nuisance sans l’idĂ©e de progrès ? Je pense que oui : ne serait-ce que du fait que la capacitĂ© Ă  dĂ©noncer une fausse vĂ©ritĂ©, quand bien mĂŞme elle serait immĂ©diatement remplacĂ©e par une autre, qu’on pourra dĂ©noncer Ă  nouveau, si elle ne participe pas du progrès gĂ©nĂ©ral de l’humanitĂ©, n’en demeure pas moins une fonction socialement utile.

Un des Ă©lĂ©ments pour le coup très actuel de cette partie du texte, c’est le rĂ´le que John Stuart Mill fait jouer, en creux, Ă  l’imagination : dans l’argument consistant Ă  vouloir limiter la libertĂ© d’expression par crainte de voir la sociĂ©tĂ© se dĂ©faire et se dissoudre, il remarque qu’on voit le risque de dissolution sans percevoir en mĂŞme temps les nouveaux liens qui sont nĂ©cessairement en train de se forger. Cf dans le texte et ci-dessous le cas de Marc-Aurèle. La logique est la mĂŞme pour le jugement d’immoralisme en gĂ©nĂ©ral : notre provincialisme moral, notre manque d’imagination morale nous font considĂ©rer les opinions morales de notre temps et de notre lieu comme vĂ©ritĂ©s universelles, alors qu’ouvrir un livre d’histoire, ou regarder une sociĂ©tĂ© plus distante nous montrerait qu’il peut bien en ĂŞtre autrement. Une sociĂ©tĂ© qui valorise la libertĂ© d’expression est une sociĂ©tĂ© qui est ouverte Ă  son propre avenir, et cette ouverture est fonction d’une certaine capacitĂ© d’imagination collective. D’oĂą, si on suit la logique de Mill sur ce point et malgrĂ© qu’il n’en parle pas dans le texte, ce lien si important entre arts et libertĂ© d’expression.

Mais reprenons le texte de J. S. Mill lĂ  oĂą nous l’avons laissĂ© : Chapitre 2, De la libertĂ© de pensĂ©e et de discussion.

Dans les états constitutionnels, dit Mill, il est rare que le gouvernement limite la liberté d’expression, sauf en cas de panique, quand il a peur de l’insurrection par exemple, ou bien quand cette limitation se fait au nom de l’opinion majoritaire.

Mais je dénie au peuple le droit d’exercer une coercion de cette sorte, ou par eux-mêmes ou par l’intermédiaire de leur gouvernement. Ce pouvoir est en lui-même illégitime.

Ce principe ne souffre donc pas d’exception, que l’opinion exprimée soit l’opinion d’un seul ou d’une minorité significative qu’elle soit vraie ou qu’elle soit fausse.

Si l’opinion est vraie, ceux qui la rĂ©priment nieront sa vĂ©ritĂ©. Mais nul n’est infaillible, aussi minoritaire soit l’opinion ainsi jugĂ©e. Et malheureusement, si chacun est prĂŞt Ă  reconnaĂ®tre ses limites individuelles, on a tendance Ă  penser que les opinions collectives sont infaillibles : « tout le monde » pense ainsi, dit-on, quand c’est en fait l’opinion de cette petite portion du monde avec laquelle on est en contact. Mais les sociĂ©tĂ©s, diffĂ©rentes dans l’histoire et dans la gĂ©ographie, ne sont pas plus infaillibles que les individus.

On fait en toute chose, rĂ©pondra-t-on Ă  cela, du mieux qu’on peut, et sans prĂ©tendre Ă  l’infaillibilitĂ©, il est lĂ©gitime au gouvernement de rĂ©gler les affaires humaines : des guerres injustes ont Ă©tĂ© menĂ©es sans que l’onconteste au gouvernement le droit de mener quelque guerre qui soit, quelles que soient les circonstances. Il en va, dit-on, de mĂŞme des opinions : on doit prĂ©sumer que les opinions gĂ©nĂ©rales sont vraies et guider sur elles notre propre conduite.

Mais il y a une grande différence entre une opinion qu’on tient pour vraie parce que toutes les tentatives pour la réfuter ont échouées, et une opinion qu’on affirme vraie pour empêcher sa réfutation.

L’être humain est capable de corriger ses erreurs, et donc de s’améliorer, à condition d’être exposé à des faits et des arguments nouveaux. Ce processus rationnel est collectif et nécessite d’être exposé aux idées des autres.

Aujourd’hui, on protège certaines croyances de toute mise en cause par des opinions contraintes non plus, en gĂ©nĂ©ral, en affirmant leur vĂ©ritĂ© infaillible, mais en arguant de leur utilitĂ©. Mais cet argument ne fait que dĂ©placer le problème : la croyance en l’utilitĂ© sociale d’une opinion particulière n’est elle-mĂŞme pas infaillible.

On peut tenir ses opinions pour infaillibles, mais on ne peut pas les imposer aux autres à l’exclusion des opinions contradictoires.

Trois exemples illustrent ce propos : le procès de Socrate, celui du Christ, et l’Empereur Marc-Aurèle qui, le meilleur des hommes de son temps, persĂ©cuta nĂ©anmoins les chrĂ©tiens :

En tant que dirigeant de l’humanitĂ©, il considĂ©rait qu’il Ă©tait de son devoir de ne pas laisser la sociĂ©tĂ© se disloquer ; et ne voyait pas comment, si les liens existants Ă©taient supprimĂ©s, d’autres pourraient se former qui pourraient Ă  nouveau la rassembler. La nouvelle religion visait ouvertement Ă  dissoudre ces liens : par consĂ©quent, Ă  moins qu’il n’adopte cette religion, il semblait qu’il Ă©tait de son devoir de la rĂ©primer.

Certains soutiennent que cette persĂ©cution Ă©tait justifiĂ©e et que la vĂ©ritĂ© surmonte tous les obstacles. Ce qui revient Ă  dire que les dĂ©fenseurs de la vĂ©ritĂ© seront rĂ©compensĂ©es par le martyre : ceux qui dĂ©fendent cette position n’attachent sans doute pas beaucoup d’importance Ă  l’idĂ©e dĂ©fendue, et sont plutĂ´t ceux qui, au fond, pensent que de nouvelles idĂ©es ont pu ĂŞtre souhaitables Ă  certaines Ă©poques, mais qu’elles ne le sont plus aujourd’hui. Par ailleurs, c’est historiquement faux : bien des idĂ©es ont Ă©tĂ© persĂ©cutĂ©es avec succès, et le christianisme lui-mĂŞme aurait bien pu disparaĂ®tre de l’Empire Romain si les persĂ©cutions avaient Ă©tĂ© plus systĂ©matiques.

On ne met plus les hĂ©rĂ©tiques Ă  mort, certes, mais certaines opinions demeurent pĂ©nalisĂ©es par la loi, et la loi appliquĂ©e. Par exemple on ne peut pas ĂŞtre jurĂ© dans un tribunal si on se dĂ©clare athĂ©e, selon la croyance que le serment de l’athĂ©e n’a pas de valeur. Mais le raisonnement lui-mĂŞme est absurde : si l’athĂ©e Ă©tait par dĂ©finition menteur, il se dĂ©clarerait croyant.

Ce sont lĂ  des reliquats de persĂ©cution, mais l’opinion collective, elle, reste influencĂ©e par ces prĂ©judices et peut les exercer par les moyens de la pression collective. De cette façon, les opinions minoritaires, qui ne sont pas persĂ©cutĂ©es, sont empĂŞchĂ©es malgrĂ© tout de s’exprimer trop nettement : le prix Ă  payer pour cette quiĂ©tude de la majoritĂ©, c’est d’abaisser le courage intellectuel dans la sociĂ©tĂ©. Qui a des opinions diffĂ©rentes les gardera en privĂ© ou, s’il les exprime, aura tendance Ă  en limiter la portĂ©e. Mais on limite ainsi les capacitĂ©s de la majoritĂ© Ă  se confronter Ă  des idĂ©es nouvelles et donc Ă  progresser.

MĂŞme en admettant qu’une opinion soit vraie, si elle n’est jamais discutĂ©e elle prendra l’apparence d’un dogme. Dans les sciences, en mathĂ©matiques par exemple, on peut prouver la vĂ©ritĂ© et il n’est dans ce cas pas utile de prĂ©senter des opinions contraires qui n’auraient aucun sens. Mais sur tous les sujets oĂą une diffĂ©rence d’opinions est possible, il en va autrement et il faut pouvoir rĂ©futer les opinions contraires, donc les connaĂ®tre. Il n’est pas possible de limiter ce privilège Ă  quelques-uns, afin de protĂ©ger le peuple dans son ensemble des opinions erronĂ©es : c’est le fonctionnement de l’Église catholique, qui autorise le clergĂ© Ă  lire les livres hĂ©rĂ©tiques, mais les interdit aux laĂŻcs. Cela permet de sĂ©parer l’élite du peuple, mais cela ne permet pas une discussion ouverte qui, seule, empĂŞche une idĂ©e de s’ossifier complètement.

C’est ce qui arrive avec les doctrines religieuses, pleines de vitalitĂ© Ă  leur crĂ©ation puis progressivement moins Ă  mesure qu’elles sont acceptĂ©es par la sociĂ©tĂ©. Tous les chrĂ©tiens tiennent le Nouveau Testament pour sacrĂ©, mais aujourd’hui, règlent plutĂ´t leur vie sur les coutumes de leur nation ou de leur classe. Ce principe est vrai, au-delĂ  de la religion, pour toutes les doctrines traditionnelles : « la tendance fatale de l’humanitĂ© Ă  cesser de rĂ©flĂ©chir Ă  une chose dès qu’elle n’est plus douteuse est cause de la moitiĂ© de ses erreurs. »

Il ne s’en suit pas que l’absence d’unanimité est nécessaire à la vérité, mais quand la vérité est considérée comme établie et n’est plus discutable, un manque de curiosité intellectuelle est le prix à payer. Les dialogues socratiques montrent pourtant comment on peut stimuler cette curiosité par la maïeutique. Cela montre aussi à quel point il serait stupide de se priver de cette stimulation en limitant la liberté d’expression.

Examinons aussi les cas où les opinions concurrentes partagent entre elles des éléments de vérité, et où l’opinion minoritaire ajoute à la vérité de l’opinion majoritaire. C’est le cas le plus courant, même si en pratique il arrive fréquemment qu’une opinion partiellement vraie se substitue à une autre opinion partiellement vraie. Mais cette tension et oscillation entre opinions est nécessaire à l’émergence de la vérité qui, dans les choses pratiques de la vie, revient à réconcilier et combiner les opposés.

On objectera que certains principes, la morale chrétienne par exemple, sont une vérité complète, et non partielle. Mais qu’est-ce que la morale chrétienne ? Le Nouveau Testament se réfère à une morale préexistante, qu’il veut corriger, et Saint Paul lui-même incorpore une large part de la morale grecque et romaine, avec laquelle il compose. Et inversement une grande partie de la morale chrétienne a été adoptée plus tardivement, dans les premiers siècles du christianisme. Globalement, l’éthique chrétienne enrichit l’humanité au côté de vérités éthiques venant d’autres sources, et à condition de ne pas être exclusive et sectaire. La tendance au sectarisme reste irréductible, indépendamment du degré de liberté des opinions, mais cette dernière permet à ceux qui sont capables d’écouter des opinions diverses de ne pas céder au sectarisme et de donner ainsi une chance à la vérité.

Pour finir, il faut répondre à l’argument selon lequel toutes les opinions doivent être libres, mais qu’elles doivent être exprimées de façon respectueuse. C’est difficile à définir, c’est subjectif, et l’invective, la mauvaise fois, la calomnie, etc. sont utilisées par les deux parties.

Si les opinions doivent être libres, les actions doivent-elles l’être aussi, tant qu’elles sont aux risques et périls de l’agent ?

Personne ne nie qu’il faille des limites aux actions, et mĂŞme Ă  celles des paroles qui sont en fait des incitations directes Ă  une action illĂ©gale, comme d’inciter une foule Ă  attaquer un marchand devant la maison de celui-ci. C’est une action qui nuit aux autres et doit ĂŞtre rĂ©primĂ©e comme telle. En dehors de ça, on devrait ĂŞtre libres de mettre nos opinions en pratique. En effet une sociĂ©tĂ© n’est pas plus infaillible dans ses modes de vie et de fonctionnement que dans ses opinions. Ça semblerait Ă©vident s’il Ă©tait mieux compris que le dĂ©veloppement de l’individualitĂ© est au cĹ“ur du bien-ĂŞtre, plutĂ´t que d’être un moyen au service de la sociĂ©tĂ© : libertĂ© d’action et diversitĂ© de situations sont nĂ©cessaires Ă  son dĂ©veloppement. MĂŞme ceux qui n’acceptent pas cette doctrine admettent qu’il serait absurde que chacun ne fasse qu’imiter intĂ©gralement les modes de vie de son voisin sans aucune originalitĂ©. Ă€ l’inverse il serait absurde de prĂ©tendre inventer un mode de vie qui ignore totalement l’expĂ©rience humaine prĂ©existante. Chacun, en fait, utilise et interprète l’expĂ©rience humaine Ă  sa façon, et ce qu’on en retient, la façon dont on l’interprète, sont fonction des circonstances. Cette rĂ©interprĂ©tation constante, par opposition Ă  une application fidèle et automatique des coutumes du temps, nous dĂ©finit en tant qu’être humains. Si ce principe d’autonomie est en gĂ©nĂ©ral admis, c’est souvent Ă  l’exclusion des impulsions et des dĂ©sirs, qu’on juge dangereux et qu’on cherche Ă  rĂ©primer. Mais impulsions et dĂ©sirs sont l’énergie de l’homme, et peuvent ĂŞtre orientĂ©s vers le positif autant que vers le nĂ©gatif. Ce qui compte, c’est de dĂ©velopper la volontĂ© et la conscience afin de tirer le meilleur de ses dĂ©sirs, et de dĂ©velopper son caractère individuel dans une sociĂ©tĂ© oĂą règne le conformisme. Le Calvinisme tient que la nature humaine Ă©tant corrompue, la rĂ©demption n’est possible qu’en Ă©touffant la nature humaine en nous, en tuant toute initiative et en s’en remettant Ă  Dieu. Bien des chrĂ©tiens, qui ne sont pas calvinistes, Ă©pousent diverses versions attĂ©nuĂ©es de ce sentiment. Mais on peut lui prĂ©fĂ©rer l’idĂ©al grec de dĂ©veloppement personnel, et cultiver l’individualitĂ© dans la limite des droits des autres.

Les limites à la liberté sont acceptables quand elles visent à restreindre les actions qui nuisent aux autres ? Elles ont même pour effet positif d’aider l’individu à cultiver en lui ceux de ses désirs qui ne nuisent pas aux autres.

Pour finir, sauf à déclarer que l’humanité a d’ores et déjà atteint la perfection, il faut signaler que de nouvelles actions, de nouveaux modes de vie, et la possibilité de les exprimer, sont indispensables au progrès de l’humanité. Cette atmosphère de liberté est en particulier nécessaire à l’éclosion de cette petite minorité, toujours hors norme, des génies humains, dont toute société a besoin. On a toujours tendance à louer ces originaux a posteriori, tout en cherchant à les tenir dans les bornes de la médiocrité de la foule de leur temps. C’est encore plus vrai en un temps guidé par l’opinion publique et les masses, lesquelles consistent en réalité aux États-Unis dans la population blanche et en Angleterre dans la classe moyenne.

Pour autant, l’esprit de progrès n’est pas toujours un esprit de liberté, s’il cherche à imposer au peuple des changements contre son gré. Mais tous deux s’opposent à l’esprit de tradition, et leur lutte entre eux est une dynamique de l’histoire. Le progrès, par contre, s’arrête si la tradition étouffe l’individualité. Dans ce contexte, sa diversité et variété donnent à l’Europe son atout principal, et on peut s’inquiéter d’une homogénéisation croissante des modes de vie en Europe, qui est l’effet de l’industrialisation, de l’uniformatisation des moyens de communication, de l’éducation.

La société n’est pas fondée sur un contrat, mais quiconque bénéficie de la protection de la société doit en payer le prix. Sa conduite est contrainte et ne peut nuire aux intérêts d’autrui, exprimés sous forme de droits. Et il doit supporter sa juste part de la défense de la société elle-même ou de ses membres contre les actions nuisibles.

Ces limites peuvent prendre la forme des lois ou de l’opinion collective. Mais elles ne peuvent pas concerner les actions qui n’ont de conséquences sur personne d’autre que l’individu lui-même. Cela ne signifie pas que la société ne peut pas s’intéresser aux vertus ou à l’amélioration de soi-même par l’individu, simplement qu’elle ne peut pas l’obliger. On peut essayer de convaincre quelqu’un de mener une vie bonne, pas l’y forcer.

Mais, encore une fois, seuls les actes nuisibles aux autres, et les dispositions qui les motivent sont moralement et, dans les cas les plus graves, légalement répréhensibles.

Certains contesteront cette distinction entre ce qu’on se fait à soi-même et ce qu’on fait aux autres. Il est vrai que « personne n’est un être entièrement isolé » et si, par exemple, quelqu’un « détériore ses capacités physiques et mentales », ça n’est pas sans conséquence pour ceux qui l’entourent et, peut-être, pour la société. Par ailleurs si la société est légitime à guider les enfants dans leur conduite, ne l’est-elle pas à empêcher ceux de ses membres qui se révèlent incapables de se gérer eux-mêmes ? Les joueurs compulsifs ? Les alcooliques ? La loi et la pression sociale devraient, dit-on, pouvoir intervenir dans ces cas. Si un alcoolique ne peut plus payer ses dettes ni subvenir aux besoins de ses enfants, il sera justement condamné, c’est vrai, mais parce qu’il ne paie pas ses dettes, ni ne tient ses engagements sociaux (s’occuper de ses enfants), pas parce qu’il boit ; en ce qu’il nuit aux autres (enfants et créanciers), pas à lui-même (sa consommation d’alcool).

Laisser la société intervenir dans les conduites privées qui ne nuisent pas à autrui, c’est la porte ouverte à la bigoterie et aux abus.

Il faut rĂ©pondre Ă  une autre objection : ils sont nombreux Ă  considĂ©rer comme une nuisance Ă  leur Ă©gard les conduites qu’ils dĂ©sapprouvent. Ainsi un bigot, dit Mill en substance, dĂ©clarera que l’expression publique de l’athĂ©isme est une attaque contre ses sentiments religieux et lui cause de la dĂ©tresse. Mais le sentiment de la personne qui exprime une opinion et ceux de la personne qui s’offense de les entendre ne sont pas Ă  paritĂ©, et privilĂ©gier la seconde est la porte ouverte Ă  toutes les censures.

Sur les cas qui concernent les actions privĂ©es ayant des effets secondaires sur la sociĂ©tĂ©, Mill donne plusieurs exemples, mais dĂ©taille en particulier celui de l’alcoolisme et des lois sur l’intempĂ©rance. Leurs partisans dĂ©clarent qu’ils ne s’intĂ©ressent pas aux opinions mais aux actions sociales, et que la vente d’alcool est bien une action sociale nuisible : elle met en danger leur sĂ©curitĂ© en favorisant les troubles publics, et leur droit Ă  l’égalitĂ© en leur demandant de financer collectivement la prise en charge des alcooliques. Mais pour Mill c’est un argument particulier dangereux, car en niant l’existence d’une sphère des actions privĂ©es, et en Ă©tendant la sphère des actions sociales et publiques Ă  tout ce qui peut d’une façon ou d’une autre avoir, mĂŞme très indirectement, un impact aussi mineur soit-il sur quiconque, on peut lĂ©gitimer n’importe quelle intervention coercitive restreignant les libertĂ©s :

, car dès qu’une opinion que je considère comme nocive franchit les lèvres de quiconque, elle envahit tous les « droits sociaux » qui m’ont été attribués.

Dans la toute dernière partie du texte, Mill examine quelques applications concrètes de ses idées.

Par exemple, il souligne que le principe de non-nuisance ne signifie pas qu’une action qui nuit aux autres doit systĂ©matiquement ĂŞtre interdite, mais simplement qu’elle le peut. Il prend pour exemple le cas d’une profession oĂą il existe une concurrence entre les individus, mettons avocat, et oĂą le succès de l’un « nuit » d’une certaine façon Ă  l’autre. Dans ce cas, l’état n’intervient que pour fixer et faire respecter les règles de neutralitĂ© de la « compĂ©tition », mais personne ne peut attendre une intervention de l’état pour se protĂ©ger de l’échec. Plus gĂ©nĂ©ralement, le commerce est un acte social, et la sociĂ©tĂ© s’en prĂ©occupe et y intervient Ă  ce titre. Mais la doctrine du libĂ©ralisme Ă©conomique (free trade), est diffĂ©rente du principe du libĂ©ralisme politique et de la doctrine de libertĂ© d’expression, et repose sur des principes diffĂ©rents : l’activitĂ© Ă©conomique touche la sociĂ©tĂ© dans son ensemble, et l’intervention de la sociĂ©tĂ© dans son organisation est lĂ©gitime, ça n’est pas une question de principe, c’est simplement, selon Mill, que le libĂ©ralisme Ă©conomique est plus efficace que l’interventionnisme Ă©tatique. Si on considère la vente de poisons, par exemple, l’intervention de l’État est justifiĂ©e, mais il faut noter qu’elle peut consister en une action diffĂ©rente de l’interdiction pure et simple. L’État peut se contenter d’apposer un avertissement sur l’emballage du produit.

Dans la mĂŞme logique, on peut avoir des restrictions Ă  la libertĂ© qui s’appliquent a priori de la l’action et sont malgrĂ© tout lĂ©gitimes : quand on signe un contrat, il y a un formalisme nĂ©cessaire en amont de la signature (prouver son identitĂ©, signature des tĂ©moins, etc.) qui vise Ă  fournir les moyens de rĂ©gler les conflits futurs. De la mĂŞme façon, autant il n’est pas lĂ©gitime d’empĂŞcher quelqu’un de se soĂ»ler, autant si cette personne a dĂ©jĂ  sous l’emprise de l’alcool attaquĂ© autrui, alors il est lĂ©gitime d’encadrer pour le futur sa capacitĂ© Ă  boire de l’alcool.

Poursuivons l’examen de ce type de cas : est-ce que l’État serait justifiĂ© Ă  taxer l’alcool pour en rendre l’usage plus difficile ? Mill note qu’au-delĂ  d’un certain point, la taxation ne serait pas très diffĂ©rente d’une prohibition. Mais il n’empĂŞche : les taxes sont une fonction lĂ©gitime, et mĂŞme inĂ©vitable, de l’État, et il est naturel que l’État choisisse, parmi les biens Ă  taxer, ceux dont il veut dissuader l’usage.

Et cetera. Je ne suis pas les cas pratiques évalués par Mill dans la fin de son texte, il me semble qu’ils illustrent le propos, mais n’y ajoutent rien de substantiel. Il traite dans la fin du texte du Suicide (légitimement interdit, dit-il, car personne ne peut abdiquer sa liberté, ce qui semble un moyen contourné, selon moi, de trouver une justification contraire à ses propres principes, mais lui permettant d’être aligné à son rejet intuitif), du Divorce (à autoriser), et de l’Éducation (le gouvernement ne devrait pas concevoir ni imposer le programme ni avoir un monopole sur l’éducation — donc, autoriser l’enseignement privé — mais doit financer et promouvoir l’éducation en général).

Je n’ai pas vraiment de conclusion à apporter, si ce n’est peut-être que j’ai été surpris, malgré la distance évidente du texte, par la modernité du propos dans maints détails (faut-il taxer l’alcool ?), et par la séparation plus importante que je ne l’imaginais, maintenue par Mill entre libéralisme politique classique et libéralisme économique, deux notions qui, aujourd’hui, sont souvent confondues.

De la libertĂ© n’est pas le dernier mot, certainement, sur les questions de libertĂ© d’expression. Mais ma lecture dĂ©taillĂ©e me confirme au moins une chose : c’est un point de dĂ©part important, influent en pratique, mais, en Europe continentale au moins, dont l’influence est plus souvent cachĂ©e qu’assumĂ©e ; c’est aussi une famille de pensĂ©e en termes de libertĂ© et de libertĂ© d’expression, qui lutte avec d’autres familles de pensĂ©e (d’origine kantienne, pour aller vite) pour dĂ©finir la libertĂ© de pensĂ©e dans les sociĂ©tĂ©s occidentales contemporaines.

Ce billet fait parti d’une série sur De la liberté, de John Stuart Mill :

  1. Préambule
  2. Présentation du Principe de non-nuisance : chap. 1
  3. Principe de non-nuisance et Bon Samaritain : chap. 1
  4. De la liberté en pratique : chap. 2 à 5