Pour rappel, voici le principe de non-nuisance tel que défini par Mill, et qui forme l’axe de sa réflexion sur la liberté en général, et sur la liberté d’expression en particulier.

“The only purpose for which power can be rightfully exercised over any member of a civilised community, against his will, is to prevent harm to others. His own good, either physical or moral, is not a sufficient warrant. (…) Over himself, over his own body and mind, the individual is sovereign.’

[« Le seul but dans lequel le pouvoir peut ĂŞtre exercĂ© lĂ©gitimement sur tout membre d’une communautĂ© civilisĂ©e, contre sa volontĂ©, est de prĂ©venir tout prĂ©judice Ă  autrui. Son propre bien, physique ou moral, n’est pas une justification suffisante. (…) Sur lui-mĂŞme, sur son corps et son esprit, l’individu est souverain. Â»]

Avant de voir comment Mill explicite son principe, comment il le justifie et comment il l’applique, on peut essayer d’imaginer ce que ça peut signifier. On peut imaginer divers cas qui testent progressivement les limites de la signification du principe de non-nuisance. Par exemple, si on prend le suicide, il semble assez clair qu’il ne peut ĂŞtre interdit, puisque la « victime » n’est autre que le suicidĂ©, souverain sur son corps. Mais pourrait-il ĂŞtre interdit s’il portait aussi prĂ©judice Ă  autrui ? Par exemple si le suicidĂ© est seul responsable lĂ©gal d’un enfant mineur ? Probablement pas si on considère que l’enfant, qui hĂ©rite de son tuteur, n’est pas privĂ© de revenus et de moyens qu’il n’aurait pas dĂ©jĂ  acquis, mais seulement de revenus futurs, c’est-Ă -dire d’opportunitĂ©s. Mais ni sa personne ni ses biens ne sont attaquĂ©s. Cette question de l’enchaĂ®nement des consĂ©quences et des effets indirects, voire très indirects, d’une action sur d’autres individus ou a fortiori sur la sociĂ©tĂ© en gĂ©nĂ©ral est un des points de dĂ©bat Ă  examiner dans le principe de non-nuisance, mais il n’en reste pas moins que Mill semble exclure ici la catĂ©gorie des crimes sans victimes : on ne peut limiter la libertĂ© que si l’action nuit Ă  quelqu’un.

Un autre cas limite permet de montrer, je crois, combien cette question peut ĂŞtre difficile Ă  rĂ©soudre quand on cherche Ă  en tester les frontières. Peut-on, pour ce qui concerne la libertĂ© d’expression, s’attaquer Ă  un mort ? La loi de juillet 1881 prĂ©voit en France les dĂ©lits de diffamation et d’injure. Ce qui, il faut le noter, n’est pas le cas partout. Il y a des pays oĂą j’aurais le droit de dire que « Jean Foutre est un con », mais pas en France, oĂą j’ai besoin d’une pĂ©riphrase : « Jean Foutre, dans sa dernière dĂ©claration tĂ©lĂ©visĂ©e, utilise vraiment des arguments Ă  la con ». Jean Foutre dĂ©cède, puis-je enfin dĂ©clarer que « Jean Foutre est mort, c’était un con » ? Oui, car la mĂŞme loi dit explicitement qu’on ne peut condamner diffamations ou injures « dirigĂ©es contre la mĂ©moire des morts que dans le cas oĂą les auteurs de ces diffamations ou injures auraient eu l’intention de porter atteinte Ă  l’honneur ou Ă  la considĂ©ration des hĂ©ritiers, Ă©poux ou lĂ©gataires universels vivants » du mort. Jean Foutre Ă©tait bien un con finalement. Mais je ne peux pas dire que « sa fille est bien vivante, tel père, telle fille. »

Pour ce qui est de la libertĂ© d’expression, le cas semble donc clair : un mort ne pouvant ĂŞtre une victime, je peux bien en dire ce que je veux. Mais poussons un peu encore en allant au-delĂ  de la libertĂ© d’expression pour parler de la libertĂ© tout court. S’il est mort, et ne peut ĂŞtre victime, pourrais-je lui couper une oreille ? Pas selon la loi française en tout cas : « Toute atteinte Ă  l’intĂ©gritĂ© du cadavre, par quelque moyen que ce soit, est punie d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende » (Article 225-17 du code pĂ©nal). Mais pourquoi, au fond ? Pourrait-on imaginer, un peu sur le mode de la diffamation, que d’une certaine façon le cadavre appartient aux hĂ©ritiers, et qu’on nuit aux vivants en attaquant les morts ? Mais si le mort n’a pas d’hĂ©ritiers ? On pourrait sans doute encore chercher un argument, parce qu’intuitivement on sent bien qu’on a besoin de faire respecter cette interdiction, dans l’intĂ©rĂŞt gĂ©nĂ©ral de la sociĂ©tĂ© de fournir Ă  ses membres un environnement sĂ©curisĂ©, psychologiquement en particulier. Mais on voit bien que la notion de crime sans victime qui semble au cĹ“ur du principe de non-nuisance va, dans certains cas limites, ĂŞtre en difficultĂ© quand on voudra prendre en compte des intĂ©rĂŞts extrĂŞmement gĂ©nĂ©raux et abstraits de la sociĂ©tĂ© du type du respect dĂ» aux morts.

Mais reprenons le texte.

Ce principe, dit Mill, selon lequel le seul but dans lequel le pouvoir peut être exercé légitimement sur tout membre d’une communauté civilisée, contre sa volonté, est de prévenir tout préjudice à autrui — ce principe ne vaut que pour les adultes dans les sociétés avancées, il ne vaut ni pour les enfants ni pour les sociétés arriérées.

Cette prĂ©cision sur les sociĂ©tĂ©s arriĂ©rĂ©es, choquante aujourd’hui du fait de ses connotations racistes et impĂ©rialistes, est intĂ©ressante Ă  un autre point de vue : en creux, Mill indique ici que son principe n’est pas fondĂ© sur une analyse de la nature humaine, mais il est liĂ© Ă  un Ă©tat empirique de la sociĂ©tĂ©. Ce n’est pas un principe abstrait, dit-il explicitement, mais un principe qui doit ĂŞtre jugĂ© en fonction de son utilitĂ©, Ă  condition que cette dernière soit entendue dans un sens suffisamment large.

En creux, ce que rejette ici Stuart Mill, c’est l’idĂ©e que la libertĂ© serait un droit naturel. Elle ne l’est pas, quoi qu’en dise la DĂ©claration des Droits de l’Homme et du Citoyen, qui la considère comme un des quatre « droits naturels et imprescriptibles de l’homme » avec la propriĂ©tĂ©, la sĂ»retĂ©, la rĂ©sistance Ă  l’oppression. Stuart Mill est lĂ  dans la filiation immĂ©diate de Jeremy Bentham, fondateur du courant utilitariste et ami de son père, qui critiquait dans la DĂ©claration une sorte de fiction rhĂ©torique, des « absurditĂ©s montĂ©es sur Ă©chasses ». Il n’y a pas de droits naturels, au sens de droits valables en principe, partout, tout le temps, car les droits sont issus de la sociĂ©tĂ© et traduits dans des lois, ils ne sont pas purement abstraits et pour ainsi dire divins ou magiques. Pire, c’est une position dangereuse : si les droits sont naturels, ils sont absolus, et la libertĂ©, par exemple, ne peut pas ĂŞtre absolue, sauf Ă  justifier un droit Ă  la rĂ©bellion contre n’importe quelle loi positive qui la limiterait d’une façon ou d’une autre. Au final, la DĂ©claration, dit Bentham, n’est qu’une tentative transparente par ses auteurs de sacraliser et rendre intouchables les valeurs qu’ils ont envie de protĂ©ger Ă  un moment donnĂ©. David Hume Ă©tait proche de cette ligne : il y a une critique des Lumières, qui ne soit pas rĂ©actionnaire, de la notion de droits naturels ; il y a mĂŞme une critique socialement progressiste, disons « de gauche », de la DĂ©claration : Gracchus Babeuf, Proudhon, ou Marx Ă©taient eux aussi opposĂ©s Ă  ces absurditĂ©s sur Ă©chasses.

J’insiste sur cet aspect parce que la position de Bentham, Marx ou, donc, de Stuart Mill contre les droits naturels ne s’est pas, dans les faits, imposĂ©e : aujourd’hui, la DĂ©claration des Droits de l’Homme et du Citoyen et ses droits naturels sont incorporĂ©s Ă  la constitution de la Ve RĂ©publique, par exemple. Et ses principes sont aussi ceux qui soutiennent la Charte des droits fondamentaux de l’Union europĂ©enne, qui dit que « l’Union se fonde sur les valeurs indivisibles et universelles de dignitĂ© humaine, de libertĂ©, d’égalitĂ© et de solidarité ». Bref, nous vivons une Ă©poque qui reste tiraillĂ©e entre l’utilitarisme de Bentham et Mill, extrĂŞmement influent en pratique, et les principes gĂ©nĂ©raux des droits naturels issus d’un Rousseau, qui servent le plus souvent de rĂ©fĂ©rence ultime pour les textes qui fixent le cadre juridique de nos sociĂ©tĂ©s.

Stuart Mill poursuit.

La société peut légitimement limiter la liberté d’un individu de nuire à son prochain. Elle peut aussi, positivement, le contraindre à effectuer certaines actions, comme de témoigner devant un tribunal ou sauver la vie de son prochain s’il est en danger. Dans le premier cas, la contrainte doit être la règle, dans le second cas l’exception.

Pensons Ă  la non-assistance Ă  personne en danger. Le principe de non-nuisance est, dans sa formulation, nĂ©gatif : on peut m’empĂŞcher de faire quelque chose qui nuirait Ă  autrui. Mais peut-on m’obliger Ă  faire quelque chose ? Si je vois quelqu’un qui se noie dans un lac alors que je suis en train de me promener sur la berge, est-ce qu’on peut m’obliger Ă  intervenir ? Est-ce que le fait de ne rien faire cause tort Ă  autrui ?

C’est le problème dit du bon samaritain : peut-il ĂŞtre justifiĂ© de contraindre quelqu’un Ă  faire quelque chose sur la base du principe de non-nuisance ? La situation est ambiguĂ«, en particulier du fait de l’ambiguĂŻtĂ© de la notion de non-nuisance : l’idĂ©e qu’on va m’empĂŞcher de nuire Ă  autrui (c’est moi qui cause les torts) n’est pas identique Ă  l’idĂ©e qu’on va restreindre ma libertĂ© pour prĂ©venir des torts Ă  autrui (ce n’est pas toujours ni nĂ©cessairement moi qui cause les torts). Si on veut prendre en compte le cas du bon samaritain, on doit, comme le fait Stuart Mill explicitement, interprĂ©ter le principe de non-nuisance dans le second sens, le plus large. Mill est très clair Ă  ce sujet : le principe n’est pas purement nĂ©gatif, mais peut ĂŞtre positif : on peut nous contraindre Ă  certes actions, par exemple ĂŞtre jurĂ© dans un tribunal, ou sauver quelqu’un qui se noie.

Mais ça n’est pas si évident.

Est-ce que je dois sauver cette personne au risque de ma propre vie ? Je sais nager, certes, mais j’ai mal Ă  l’épaule, j’ai eu une grippe la semaine passĂ©e, l’eau semble bien froide en ce mois de dĂ©cembre et je sors d’un dĂ©jeuner particulièrement plantureux : je cours clairement le risque de me noyer moi-mĂŞme. Par ailleurs, comment considĂ©rer le problème si cette personne est en fait en train de se suicider ? Si je la sauve et que je la restaure Ă  la vie misĂ©rable qu’elle cherche Ă  fuir, me reprochera-t-elle d’avoir interfĂ©rĂ© avec sa liberté ?

Et si on m’oblige à sauver quelqu’un qui se noie, considérant, selon le mot de Mill, que c’est une exception, où s’arrêtent les exceptions ? Dois-je sauver quelqu’un qui se noie dans l’alcool ? Ne serait-ce pas paternaliste ?

C’est un sujet complexe, et Ruwen Ogien par exemple, dans L’éthique aujourd’hui, estime que le cas du bon samaritain peut être justifié, mais pas en utilisant directement le principe de non-nuisance, qui serait dans ce contexte la porte ouverte au paternalisme. Il lui préfère le principe, tiré de Thomas Nagel, d’égale considération de la voix de chacun qui, dit-il, « donne un rôle plus central aux demandes d’aide et aux revendications de droits qu’aux offres d’assistance ou de charité ». Personne ne veut qu’on lui manque de considération au point d’être abandonné à son sort et, dans notre exemple, de mourir noyé. C’est en combinant les deux, principe de non-nuisance et principe d’égalité de la voix de chacun, qu’on arrive selon Ruwen Ogien à justifier le cas du bon samaritain, ou de la participation positive à la société sous la forme d’une obligation d’assurer son devoir de juré dans un tribunal par exemple.

Je trouve l’argument assez convaincant.

Ce billet fait parti d’une série sur De la liberté, de John Stuart Mill :

  1. Préambule
  2. Présentation du Principe de non-nuisance : chap. 1
  3. Principe de non-nuisance et Bon Samaritain : chap. 1
  4. De la liberté en pratique : chap. 2 à 5