1. com·mod·i·ty
Le terme anglais commodity se traduit littéralement par « marchandise » ou « produit de base ». Mais il a une connotation que n’a pas tout à fait la traduction française : le terme implique quelque chose de trivial, dont la valeur est faible et, surtout, qui se trouve facilement. Produit de base est sans doute l’expression la plus proche. Par exemple les bouteilles d’eau au supermarché : la marque n’est pas super importante, en général, et la marge des supermarchés sur ces produits est faible ; mais vous seriez choqué que le supermarché cesse de la proposer : leur présence est attendue et évidente.
Uber, qui est évalué à 62,5 milliards de dollars dans sa dernière levée de fonds, a décidé pendant l’été d’arrêter ses opérations en Chine et de vendre sa filiale à son concurrent chinois, Didi. Uber perdait 1 milliard de dollars par an en Chine et Didi venait de recevoir un investissement, pour la même somme, d’Apple. La bataille entre Uber et Didi portait sur les prix, de plus en plus bas pour les consommateurs, et sur le paiement aux chauffeurs, de plus en plus haut. À 1 milliard/an, Uber a jeté l’éponge. Mais une bataille similaire a lieu aux États-Unis avec Lyft, où Uber est par contre beaucoup mieux placé, ils ont de l’avance.
Et dans la foulée de son départ de Chine, Uber a acheté Otto, une entreprise spécialisée dans les poids lourds autonomes, et annoncé, en partenariat avec Volvo, le déploiement de voitures autonomes dans la ville de Pittsburgh.
Exit les chauffeurs, ce qui permettrait de faire beaucoup baisser les prix, et liquider la concurrence dans le transport en général. Car ainsi apparaîtrait aussi une concurrence importante pour les transports publics ; si votre Uber coûte le même prix qu’un ticket de bus et vient vous chercher à votre porte, pourquoi attendre le 88 sous la pluie ?
En même temps, Uber aurait alors un talon d’Achille : le transport autonome devient un « produit de base ». Vous n’attendriez pas le 88, certes ; mais pourquoi attendriez-vous spécialement Uber ? Pourquoi pas Apple Car ? Google DriveMe ? Amazon Transportation ? Zinzin Car ? Et surtout, si Uber devient un monopole à transporter des biens et des personnes, un remplacement du train, du bus, de la voiture individuelle, alors c’est, presque par définition, un service public.
J’ai pensé à cette fragilité de l’invincible Uber lors d’une visite, à Toronto où j’étais cet été, de la Casa Loma, une sorte de château médiéval kitsch construit par Henry Pellet, qui a fait sa fortune en installant une usine hydro-électrique sur les chutes du Niagara et en fournissant, dans le cadre d’un monopole, de l’électricité à la ville de Toronto.
Il a fait faillite. Pourquoi ? Parce qu’un matin la province d’Ontario a, d’un trait de plume, nationalisé son entreprise.
Maigre consolation pour les chauffeurs de poids lourds, vous me direz. Leur seule chance est sans doute qu’Uber se trompe et que ces voitures ne soient pas dans nos rues si vite que certains l’imaginent. Mais ce n’est qu’une question de temps : 2020, 2030, 2040, à chaque génération ses marchands de peaux de lapin… qui tendent à être de plus en plus nombreux, il est vrai.
2. La trompe de l’éléphant
Ces jours-ci, les marchands de peaux de lapin sont même exponentiellement plus nombreux… c’est ce que dit un papier de Kaila Colbin publié fin août, qui parle de l’impact des technologies à croissance exponentielle sur l’emploi et qui contient ce graphique.
Que dit cette image ? Que dans la période 1988–2008, à l’échelle mondiale, les revenus des 75 % les plus pauvres de la population ont augmenté sensiblement ; que les revenus des 1 % les plus riches ont augmenté de façon astronomique ; enfin que pour les 20 à 25 % de personnes parmi les plus riches, mais pas le 1 %, ceux-là ont vu leurs revenus stagner ou baisser, si ce n’est en valeur, au moins relativement.
De qui s’agit-il ? De vous et moi : les pauvres et les classes moyennes des pays riches. Une classe moyenne émerge mondialement, mais ses revenus sont encore sans doute inférieurs aux pauvres des pays riches. Nous sommes la pente vers le bas de la trompe de l’éléphant.
Au début de l’été FoxConn, connu entre autres pour assembler les iPhone, a licencié 60 000 personnes, une petite ville, qu’elle a remplacées par des robots.
La citation-clé de l’article est la suivante : « Les technologies sont maintenant si peu onéreuses [et efficaces, NDLR] qu’il est désormais économiquement plus intéressant d’acheter des robots que de payer des gens 5 $ par jour. »
Ce sur quoi l’article attire l’attention, c’est en effet que cette classe moyenne mondiale est menacée par les progrès technologiques avant même d’avoir eu le temps d’émerger. Les conséquences sont difficiles à évaluer, mais les questions sont claires :
- ces générations de demain (pas après-demain), qui seront sans emploi « classique », comment exprimeront-elles leur créativité et leur dynamisme ?
- si la quasi-disparition de l’industrie en Occident et la colère de ceux qui habitent dans la trompe de l’éléphant les amènent à voter Trump/Le Pen/Brexit/etc., que se passera-t-il en Asie quand la courbe se déplacera vers la gauche ?
- Quelqu’un peut me servir un whisky ? [Bon, OK, c’est moi qui ai ajouté cette dernière question…]
3. Maître Robot, Avocat
En dehors de l’activité d’Uber, une autre des principales histoires du secteur technologique cet été a été la fin de Gawker.
Si vous avez raté le début (c’est Dallas, cette histoire) : Gawker est un site d’actualité new-yorkais un peu trash, créé en 2003, mais qui faisait aussi, dans tout ce merdier, du vrai journalisme (ils ont sorti l’affaire du serveur de mails privé d’Hillary Clinton). Ils ont publié une sex tape du catcheur Hulk Hogan, qui les a attaqué en justice — et obtenu leur condamnation à une amende de 140 millions de $. L’affaire est en appel (notez : je parie une bière à qui voudra que Gawker gagne en appel), mais en attendant, l’appel n’étant pas suspensif et Gawker ne pouvant payer l’amende, ils ont fermé boutique dans la dernière semaine d’août.
Le procès d’Hulk Hogan a été financé en sous-main par le milliardaire américain d’origine allemande Peter Thiel, co-fondateur de PayPal, un des premiers investisseurs de Facebook, et soutien de Donald Trump. Le fait que Thiel utilise ses milliards pour financer des procès qui cherchent à financièrement plomber une publication contre laquelle il a une dent soulève bien entendu de nombreuses questions sur la liberté de la presse.
Mais ce qui m’a le plus intéressé, c’est une plus petite pépite parue fin août : Peter Thiel vient d’investir dans une petite start-up, Legalist. Que fait Legalist ? Ils travaillent sur un algorithme, qui analyse des centaines de milliers, des millions, de cas de jurisprudence de procès au civil aux États-Unis. Leur algorithme leur permet de définir un certain nombre de critères permettant d’évaluer si un procès a des chances raisonnables d’être gagné par le plaignant. Vous souhaitez faire un procès au civil à quelqu’un, à une entreprise ? À Macdonald qui vous a fourni un café trop chaud au Drive Inn qui vous a brûlé les cuisses ? Allez voir Legalist : ils évaluent votre cas, par un algorithme, donc, et s’ils pensent que vous pouvez gagner, ils financent votre procès ; en échange, si victoire il y a, ils prennent 50 % des dommages et intérêts.
C’est un de ces exemples bénins qui me font penser que c’est parfois la littérature qui imagine le mieux le futur du monde informatique de demain, où nous vivrons dans une réalité tissée d’algorithmes.
D’abord, si je peux me permettre un peu d’autopromo, j’avais imaginé quelque chose de proche dans une nouvelle publiée en 2011 dans le recueil Mémoire Vive, intitulée « Kim Chewon » : il y était question d’un futur où la loi elle-même était écrite de façon algorithmique.
En 2011 aussi Paul Ford a publié « Nanoloi avec ma fille » (Nanolaw with Daughter), qui raconte comment, dans un futur proche, il apprend à sa fille à gérer les procès qui lui arrivent comme le spam dans la boite mail : filtrer une centaine de menaces des procès sans conséquence ; payer 0,20 $ pour faire disparaître telle vidéo du web, prise par une caméra de surveillance et sur laquelle un algorithme l’a reconnue ; payer 1 $ parce que sa fille a chanté, dans les gradins d’un stade, une chanson sous copyright « sans autorisation » ; etc. Le tout en quelques minutes, avant d’aller à l’entraînement de foot. L’algorithme est ici pleinement intégré au tissu de notre vie.
4. Internet dans la ville
Ingrid Burrington (@lifewinning) vient de publier Networks of New York: An Illustrated Field Guide to Urban Internet. Dans son livre elle examine comment on peut comprendre internet dans l’espace physique d’une ville comme New York. Une promenade dans New York qui aide le lecteur à voir et interpréter la ville numérique : le « cloud » est fait de tuyaux sous nos rues, d’antennes sur nos toits, d’un empilement d’autorités qui gèrent la structure de nos vies numériques, depuis les opérateurs privés de télécom comme Verizon aux entreprises de l’internet comme Google et aux Autorités policières et étatiques (FBI, NYPD, etc.).
Et comme la partie émergée de l’iceberg, on peut en voir les traces quand on se promène dans New York, un signe à la peinture orange sur le macadam, un logo spécifique sur une bouche d’égout, etc.
C’est un livre intéressant à de multiples titres.
Mais entre autres Ingrid Burrington ne cherche pas à faire une enquête de journaliste, qui obtiendrait un accès particulier aux bâtiments de Verizon, par exemple, mais elle décrypte le réseau avec les mêmes clés que tout un chacun, ce qu’on voit de l’extérieur.
Et par ailleurs avoir une lecture physique d’internet lui permet de garder les deux pieds sur terre. En termes marxistes, on pourrait dire qu’à examiner la structure physique du réseau, elle en dévoile la superstructure capitaliste. Dans une interview à l’occasion de la sortie de son livre, elle fait la remarque suivante :
Il y a une sorte de période de nostalgie, début des années 2000, un répit post-crash (j’étais très investie là -dedans) qui entretenait une illusion d’ouverture et de possibilités [d’internet] et… qui ne prenait pas en compte que c’était entièrement géré par des entreprises privées et soutenu par du capital-risque.
Dans une certaine mesure [avec ce livre j’ai dû] reconnaître qu’internet comme force de libération était, peut-être, une promesse qui n’a jamais existé.
Elle a aussi donné une interview de 4 minutes à la radio WNYC qui est intéressante. Elle y ajoute non seulement qu’on ne se rend pas toujours compte de la quantité de matériels (cables, machines, pièces, bâtiments, etc.) qu’il faut pour faire fonctionner internet, mais que ça a atteint, en ville en particulier, un niveau tel qu’on peut dire que nous vivons, dans un sens très réel, à l’intérieur d’un ordinateur géant.
5. le compte twitter de la semaine
Suivez @punchesbears ! Il développe des jeux de réalité virtuelle. Un jeu avec de gros ours sympas qui dansent au rythme de la musique. Ça donne une idée de ce que c’est que le développement de jeux, il poste plein de petites vidéos où l’on voit la progression de son travail.
Et vous aurez des perles comme celle-la : « Programmé les ours pour qu’ils me coursent en réalité virtuelle. Un d’eux faisait genre 6 mètres de haut. Mon cerveau a paniqué et je me suis encadré dans mon frigo. »