1. Apprendre
Je parlais la semaine dernière d’une interview avec Natalie Podrazik qui illustrait la façon dont le métier de programmeur a changé ces dix ou quinze dernières années. J’ai croisé deux infos cette semaine qui illustrent ce point de façon plus précise.
D’abord une interview de Mike Acton, qui est responsable du développement dans un relativement grand studio de jeux, Insomniac Games. L’interview est longue et part un peu dans tous les sens, mais elle est intéressante sur plein d’aspects, la gestion d’une équipe de développement par exemple. Mais je ne retiendrais qu’un point particulier, en toute fin de vidéo. On l’interroge sur ses pratiques de recrutement, ce qu’il cherche chez un développeur, et sa réponse est double. En terme de recrutement, passé un certain niveau technique minimum, ce qui lui semble le plus intéressant, c’est la curiosité du candidat. Pas une curiosité superficielle et rêveuse, mais une curiosité prouvée : il a pris sur son temps libre, à un moment ou un autre, pour faire un projet, creuser un problème, faire ce super billet de blog approfondi sur tel sujet, etc.
D’une certaine façon, je trouve que cet argument, qui sonne très juste à mes oreilles, est valable aussi dans l’autre sens, je veux dire : les bons managers sont les managers curieux.
La seconde chose intéressante qui est dite dans ce segment d’interview, c’est l’importance qu’il accorde à la pratique du développement pour progresser. Et par pratique, il veut spécifiquement dire : faire des exercices.
Et d’expérience c’est une limite de beaucoup de cours en ligne ou de MOOCs pour l’informatique : on vous fait faire un projet qui, mené de A à Z, vous fait progresser en réalisation, par exemple, une app météo. Mais à la fin il n’est pas certain que vous ayez tant appris que ça.
S’exercer est bien autre chose que faire un projet. S’exercer pour un développeur, selon Mike Acton, c’est faire un bout de code, pendant, mettons une heure. Et supprimer le résultat à la fin, sans enregistrer. Et revenir le lendemain ou deux jours après, et essayer de refaire le programme.
Et je découvre la même semaine, justement, un site web qui n’est fait que d’exercices de développement : http://exercism.io/
C’est vraiment très bien fait, avec des exercices dans une trentaine de langages, dont Go : comme un musicien, je pars donc faire mes gammes.
2. Information Management: a Proposal
Une autre remarque en passant de l’interview de Mike Acton a attiré mon attention. Il pense que tout le monde devrait lire le « pitch » de Tim Berners-Lee proposant à son patron du CERN la création du web (mars 1989). Pourquoi ? Parce que, dit-il, on voit que Berners-Lee n’a réussi à résoudre quasiment aucun des objectifs qu’il s’est fixés.
De fait je n’avais jamais lu ce document, qui se trouve sur le site du W3 et s’intitule : Information Management : A Proposal.
Ce n’est pas un papier universitaire, c’est un document extrêmement concret qui s’attaque aux problèmes du CERN en tant qu’organisation, et en particulier au problème de la déperdition d’information. Les équipes de recherche sont très nombreuses et le turn-over au CERN est énorme, les gens vont et viennent en fonction des projets de recherche ; en conséquence le temps consacré par les nouveaux à acquérir l’information, et par les plus anciens à la transmettre est aussi important.
Le coup de génie de Berners-Lee est double.
Il saisit non pas seulement les limites, mais l’inadaptation fondamentale de l’organisation traditionnelle de l’information, telle qu’elle se pratique (encore aujourd’hui, finalement) dans les bibliothèques : l’information classée dans un arbre de concepts, toujours trop rigide ; et la notion de mots-clés : le problème avec les mots-clés, dit-il, c’est que deux personnes ne choisissent jamais le même. Amen.
Et l’autre coup de génie, c’est bien sûr de proposer de remplacer l’arbre par une « toile ».
Certaines des propriétés de sa toile existent parce qu’il veut coller à l’organisation du CERN : en réseau (parce qu’il y a des travailleurs à distance), depuis n’importe quel type de machine, etc. Surtout : décentralisé.
D’une certaine façon, la fin du métier de bibliothécaire est inscrite dans la proposition initiale du web et du coup, on voit d’un autre œil les efforts faits pour mettre en web sémantique et linked data les catalogues des grandes bibliothèques. C’est fondamentalement faire du nouveau avec de l’ancien, mais un grand nombre des propriétés de l’ancien subsistent : faire un graphe de données avec RAMEAU, les mots-clés utilisés par la BnF ou les universités françaises, pourquoi pas, mais c’est toujours RAMEAU, un arbre rigide de concepts.
Mais pour en revenir à Berners-Lee et au commentaire de Mike Acton sur son « échec », on peut noter ceci à la lecture de la proposition :
- certes il y a des objectifs concrets et techniques qui n’ont pas été remplis, en particulier la possibilité d’annoter le web.
- mais l’échec est d’une certaine façon plus fondamental : Berners-Lee veut résoudre le problème de la difficulté à trouver l’information. Et dans ce sens général, le problème demeure : c’est toujours incroyablement difficile de trouver l’information pertinente.
Lecture recommandée — avec 27 ans de retard.
3. Code de conduite
L’Union européenne a publié cette semaine un Code de Conduite pour lutter contre les « discours haineux illégaux en ligne » (traduction littérale, cf annonce de presse), signé par Facebook, Twitter, YouTube et Microsoft. Ces entreprises s’engagent à supprimer dans les 24 heures les contenus « haineux illégaux » signalés.
Du côté européen, c’est très clairement un accord qui s’inscrit dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. Mais c’est un accord extrêmement ambigu, finalement.
La liberté d’expression est juridiquement sensiblement plus limitée en Europe qu’aux États-Unis, où le premier amendement est une garantie très importante. La différence culturelle entre Europe et États-Unis sur ce point est ancienne et importante, cf par exemple à la toute fin des années 1970 le soutien apporté par Chomsky à la liberté d’expression du négationniste Faurisson.
Ici, les entreprises américaines acceptent dans une certaine mesure la définition européenne, plus limitée (et même, de plus en plus limitée depuis 15 ans dans un contexte de montée en puissance du terrorisme), de la liberté d’expression.
Mais il faut remarquer d’abord que ces entreprises n’avaient déjà aucune obligation de respecter la liberté de parole. Elles ont leur propre politique et interdisent ce qu’elles veulent : un sein par ici, une tache de sang de menstruations par là .
Cependant si en tant qu’internaute, ou citoyen (les deux termes étant désormais quasiment équivalents), je suis mis en accusation et mon tweet supprimé dans les 24 heures… je n’ai aucun recours. Ce n’est pas mon État qui m’a mis en accusation, ce n’est pas la justice de mon pays qui m’a condamné. Vers qui me tourner? Twitter?
Ce à quoi correspond le code de conduite, c’est donc aussi que l’UE sous-traite la régulation des discours haineux au secteur privé. Mais d’une certaine façon je ne vois pas ce qu’ils pourraient faire d’autre puisqu’ils veulent être rapides (24h).
Ce que ça illustre c’est, une nouvelle fois, la porosité croissante de la frontière entre public et privé, entre espace démocratique et espace régulé.
Pour finir, et dans un souci de transparence — ne nous cachons pas derrière notre petit doigt, ma position personnelle sur la liberté d’expression est claire : je défends une robuste version « 1er amendement » de la liberté d’expression. Mais c’est toujours une question extrêmement ambiguë.
Oliver Wendell Holmes a défini dans un jugement de la Cour Suprême de 1919 comme seule limite classique qu’on ne pouvait protéger la liberté d’expression d’un homme qui crie faussement « Au Feu » dans un théâtre et créé une panique : sa parole est un acte criminel. Mais on oublie parfois que cette remarque intervient dans un jugement contre une personne distribuant des tracts d’opposition au recrutement de guerre.
La question est donc moins, finalement, la liberté d’expression en tant que telle que la limite mouvante entre paroles et actes, et cette catégorie de paroles dont on considère qu’elles sont des actes (dangereux).
Ce qui est fascinant dans des documents comme ce code de conduite (gardez-le pour le relire dans 27 ans), c’est de voir ces questions anciennes se rejouer en ligne et l’échelle planétaire.
4. “C’est qui cette Alexa?”
Quand Apple avait sorti Siri j’avais essayé un peu de l’utiliser — une dizaine de minutes peut-être ? Puis oublié. Suite aux annonces de ces derniers mois sur toutes les interfaces vocales, j’ai réessayé avec mon téléphone Android. Et il est certain que ça marche beaucoup mieux, peut-être parce que Google est meilleur que Siri, peut-être tout simplement aussi parce qu’entre temps les solutions ont progressé. Il est certain aussi que ça marche beaucoup mieux en Anglais. Et pour tout un tas d’usages simples, dans des contextes spécifiques, c’est incroyablement efficace. Si je suis en voiture et que je demande à Google d’envoyer un SMS à une personne qui est enregistrée dans mes contacts, tout fonctionne parfaitement : il trouve le bon contact, ouvre l’app de messagerie, me demande un sujet, enregistre le message (en Anglais) sans trop d’erreurs, me demande de confirmer l’envoi. Après avoir envoyé mon message, je lui demande de lancer l’app NPR News et quelques 2 ou 3 secondes pus tard la radio se lance.
Clairement, la partie reconnaissance vocale fonctionne. Par contre, il me semble qu’il y a encore des progrès importants à faire pour que ce soit utilisable de façon importante. Le diable est dans les détails. Par exemple, vous êtes autour d’une table avec d’autres personnes, vous dites « OK Google » et trois téléphones s’allument et attendent vos instructions. Google a une notion de « trusted voice », où il prend l’empreinte de votre voix, mais pour l’instant ça n’est utilisé que pour débloquer le téléphone, pas pour les commandes habituelles.
Autre problème : tout le monde a le réflexe de tourner la tête quand on entend une voix. Si tout le monde se met à parler à son téléphone, ça peut vite dégénérer et c’est certainement pour l’entourage une nuisance plus importante que d’avoir simplement quelqu’un à côté de vous qui tripatouille son écran…
A ce rythme là , et si les Intelligences Artificielles s’y mettent aussi, ça pourrait donner des trucs sympa : Alexa pourrait insulter Siri ; l’assistant Google se vexer si vous parler trop à Alexa.
5. Faut pas vomir dans le casque, Mario.
Une autre techno qui me laisse, cette fois, plus que sceptique, c’est la Réalité Virtuelle. Les casques genre Oculus.
Il y a quelques jours Steve Baker a répondu dans Quora à la question des problèmes de nausée engendrés par la RV. Selon lui, c’est inévitable : après une heure d’utilisation, vous avez 50 % de chance d’avoir la nausée et de retirer le casque juste à temps pour ne pas vomir dedans.
D’abord du fait des problèmes de profondeur de champ : le cerveau utilise deux mécanismes, pour la netteté et la convergence des images entre les deux yeux, pour estimer en permanence la distance à l’objet. Quand l’objet est proche le système de netteté est très précis. Mais dans la RV il se retrouve alors en contradiction avec le système de convergence. En gros les messages que reçoit votre cerveau sont contradictoires : l’objet est perçu à moins de deux mètres et en même temps à plus de 2 mètres.
Le cerveau réagit de la façon suivante : deux informations contradictoires, clairement impossibles, sont perçues ; donc je suis en train d’avoir une hallucination ; purée, j’ai du manger un truc louche, je ferais mieux de vomir.
L’autre grande catégorie de problèmes, c’est la perception du mouvement. Dans la réalité si vous êtes dans une voiture et que vous freinez, votre corps, d’une certaine façon, veut continuer le mouvement : vous avez de l’élan. Pas dans la RV. Et on ne la lui fait pas, au cerveau : c’est louche, je crois que je ferais mieux de vomir.
La conclusion de Steve Baker c’est que ces problèmes sont intrinsèquement liés au fonctionnement du cerveau et ne sont pas susceptibles d’avoir des réponses rapides.
En gros, la RV ne pose pas de problème tant qu’on n’a pas d’objets proches (tenus à bout de bras par exemple) ni trop de mouvement. Pour regarder un paysage immersif installé dans une chaise longue, c’est parfait. Mais Mario Kart en RV ? Avec tous ces champignons ? Laissez tomber.