1. iPad Baby
J’étais en vacances avec ma fille, qui devait avoir 4 ou 5 ans (elle en a bientôt 12), chez ma mère. Le téléphone sonne et elle demande : « c’est le téléphone de qui, qui sonne ? » Personne en particulier, c’est celui « de la maison », qui est posé sur une table dans l’entrée. Incompréhension. Quelqu’un l’a posé là , peut-être, mais c’est le téléphone de quelqu’un, non ? Il n’est pas « à personne » ce téléphone. En fait si, il est à tout le monde, à personne, quelqu’un appelle et demande ensuite à parler à la bonne personne, quelqu’un de la maison, Mamie, ou Papy. Des fois Papy répond, c’est un appel pour Mamie, elle n’est pas là , la personne « rappellera plus tard ».
« Ridicule ».
Cette anecdote m’est revenue en mémoire cette semaine à la lecture d’une étude sur « Jeunes enfants (0–8 ans) et technologies numériques » publiée par trois universitaires danoises. (Page en Danois, PDF en Anglais en bas de page.)
Conclusions de l’étude :
- ces enfants sont gros consommateurs, sous l’œil bienveillant de leurs parents, y compris pour un usage de loisir et détente, pas seulement éducatif. La tablette domine, elle est familiale, le téléphone est largement absent.
- l’inquiétude des parents porte sur les usages futurs (adolescence), pas sur les usages actuels ce qui est logique parce que les enfants ont un usage de « consommation » jeux et médias, ils ne sont pas « en ligne », ils ne partagent pas : la tablette familiale, en particulier, a remplacé en grande partie la télévision
- ils n’ont pas conscience d’Internet comme espace numérique distinct. Internet est, d’une certaine façon, « toujours déjà là ».
L’étude fait des recommandations :
- aux politiques : il faut aider à la création de contenus (Danois) de qualité pour ces enfants. Pas forcément directement éducatifs, mais de qualité. Il faut aussi favoriser les interactions créatives entre les enfants et le monde numérique, ce qu’on ne fait pas assez. Ce qu’on leur propose, c’est de la consommation passive, pour l’essentiel.
- aux médias : votre rôle à cet égard est important, les parents attendent de vous des contenus en ligne de qualité pour leurs enfants
- aux parents : la plupart d’entre vous sont engagés et actifs dans l’usage numérique des enfants.
L’enfant n’est pas si souvent qu’on dit « seul dans sa tablette », c’est une activité très collective et familiale. Il faut continuer et même aller plus loin en faisant l’effort de passer d’une pratique de consommation partagée à une pratique un peu plus créative. aux écoles, bibliothèques, etc. : vos institutions ont pleinement leur rôle à jouer dans cet effort pour que les enfants soient moins des consommateurs passifs, et soient plus créatifs.
2. Un clone n’est jamais parfaitement identique à l’original
Vous vous souvenez que j’évoquais, il y a quelques numéros, un procès en cours aux États-Unis pour Uber : deux syndicats de chauffeurs voulaient forcer l’entreprise à les reconnaître comme employés et non comme « indépendants ». Cette semaine Uber a préféré trouver un accord hors tribunal et a payé $100 millions plutôt que d’aller au bout du procès. Sachant que le même procès pourra reprendre dans d’autres juridictions, d’une part, et d’autre part que le procès symétrique (l’entreprise Uber est-elle un cartel d’indépendants qui « fixe » les prix au détriment du consommateur) suit son cours. À suivre.
Cette newsletter, comme je lis en Anglais presque exclusivement, est très centrée sur le monde anglo-saxon, qui est le cœur du secteur Tech. Le cœur, mais pas la totalité. Un lecteur qui vit en Asie (Internet Zinc un lectorat international, uh uh) me signale l’existence d’un « clone » : Grab.
Ils sont basés en Malaisie et fonctionnent dans 30 grandes villes de la zone : Kuala Lumpur, Jakarta, Bangkok, Ho Chi Minh City, Manille, etc. Le « business model » de base est le même qu’Uber, chauffeurs indépendants et interactions qui utilisent exclusivement le téléphone et la géolocalisation. Mais ce qui est fascinant, ce sont les adaptations locales au modèle d’Uber.
Par exemple, il y a GrabBike, qui offre un service de transport de personne non pas en voiture, mais par scooter. Il y a aussi GrabExpress, un service de courrier rapide qui livre des petits paquets dans la ville, toujours en scooter.
L’app fonctionne légèrement différemment d’Uber aussi, d’après notre Correspondant Permanent à Ho Chi Minh City :
- l’app vous géolocalise sur une carte
- vous fixez votre destination sur la carte et l’app propose un prix
- si vous acceptez les chauffeurs qui se trouvent aux environs reçoivent une alerte et « postulent » pour vous prendre
- vous choisissez celui qui vous convient, il vous appelle et vous confirmez le prix
- il vient vous chercher et à la fin du trajet le prix payé est le prix qui avait été calculé en amont.
On voit donc qu’ici le prix est proposé plus que fixé par l’app (ce qui répondrait d’ailleurs en partie à la problématique du Cartel — , et qu’il y a une relation moins impersonnelle avec le chauffeur, qui vous appelle, etc.
Ă€ noter :
- pour l’instant Uber n’est pas présent dans ces villes d’Asie du Sud-Est, où Grab bouscule les sociétés de taxi traditionnelles. Il sera intéressant de voir si Grab est suffisamment implanté pour rendre l’arrivée d’uber difficile un peu plus tard.
- Je n’ai pas connaissance de clones locaux d’Uber en Europe, mais je suis preneur…
- ce que ces startups bousculent, c’est moins les taxis que le transport en milieu urbain, qu’il soit de personnes ou de biens.
3. Annotations
Je suis le travail de Jon Udell depuis longtemps, la toute fin des années 1990 (?). Journaliste à Byte Magazine, il a ensuite travaillé à Microsoft Research, a blogué très tôt (env. 2000), fait un des tout premiers podcasts Tech (Interviews with Innovators), qui s’est arrêté en 2010 (ne jamais avoir raison trop tôt…). Depuis peu il travaille pour Hypothes.is, qui tente de réintroduire les annotations dans le web.
Je dis réintroduire parce que l’idée a une longue tradition, chez Vannevar Bush, Doug Engelbart (par ailleurs inventeur de la souris), dans les premières versions de Mosaic, le navigateur web qui est ensuite devenu Netscape, etc.
Mais ça n’a jamais vraiment marché. Le plus proche d’un système d’annotation qui se soit jamais étendu à grande échelle sur le web, c’est le commentaire. C’est l’éternel problème du web, qui fonctionne parce qu’il y est facile de créer des contenus un peu « en vrac », mais qui peine à donner du sens à ces contenus non structurés : un outil comme Wordpress vous permet de créer un billet de blog en trois clics, mais de quoi parle votre billet de blog, personne (ni homme ni machine) n’en sait trop rien.
L’interface de la plateforme de Medium a récemment changé la façon dont les commentaires sont envisagés : au lieu de commenter en bas de l’article, vous sélectionnez un mot, une phrase, un paragraphe et vous commentez dans la marge. C’est une annotation sur un point précis plutôt que sur l’ensemble du billet. C’est plus précis, donc sémantiquement plus riche qu’un commentaire général.
Les annotations d’Hypothesis permettent aussi de réaliser ce type de « commentaires intégré » au contenu. Mais dans un billet cette semaine, Jon Udell explique en quoi « Les annotations ne sont pas (seulement) pour les commentaires web ».
Les annotations peuvent aussi faciliter la structuration du web. Il prend l’exemple d’un article scientifique dans le domaine des neurosciences contenant des références qui sont simplement dans le fil du texte, par exemple, entre parenthèses dans un paragraphe, la mention de rat monoclonal anti-BrdU (1:500; RRID:AB10015293; AbD Serotec, Oxford, United Kingdom).Hypothes.is permet de faire automatiquement un lien entre cette référence et une base de données extérieure : commenter le terme RRID:AB_10015293 dans le texte revient donc à ajouter un sens et une structuration au texte.
Ce qui est intéressant dans cette approche, c’est qu’elle est « mixte » : il faut quelqu’un qui souhaite annoter le texte, mais la suite est faite par un web service — une machine.
Dernière chose intéressante, mais qui n’est pas mentionnée dans le texte : la valeur ajoutée de l’annotation et de la structuration est inversement proportionnelle à la valeur « scientifique » du texte. Forte pour un journal scientifique peer reviewed comme celui de l’exemple de l’article scientifique utilisé par Jon Udell ; faible pour un billet de blog de site de voyage. Cette approche mixte me convient mieux que les appels généraux au « web sémantique », mais je suis sceptique sur l’avenir des annotations sur « le web » en général, en dehors de secteurs de niche, mais importants, comme la recherche, où sa valeur ajoutée est évidente et où il sera plus facile de trouver des gens qui trouvent un intérêt à annoter.
4. WYSIWYM — What-You-See-Is-Wow…-Yucky-Mess
Le point de départ est une anecdote de la semaine passée : un journaliste est accusé de plagiat, ayant abondamment cité un site concurrent sans le nommer. Il se défend et produit des copies d’emails envoyés à son éditeur qui identifie clairement les citations et leur source. La faute est à l’éditeur, qui est promptement licencié : il avait fait sauter les attributions et le stylage qui, sur le site, indique une citation.
L’éditeur en question, Jotham Sederstrom, a écrit un billet expliquant ce qui s’est passé. Il s’agit d’une simple erreur due à 2 facteurs :
- la pression liée au nombre d’articles à éditer chaque jour dans des contraintes de temps énormes
- les copier-coller entre mails, documents Word et back-office du site web. Le fameux Content Management System (CMS).
Paul Ford a un billet sur le blog Track Changes à propos de ces CMS utilisés par la presse pour produire leur édition en ligne.
Vous savez ce qui est le plus pénible à faire dans un site web auquel de nombreuses personnes vont contribuer ? Le Look ? La gestion des vidéos ? Les interactions et fonctionnalités ? Point du tout : permettre aux techno-béotiens qui alimentent le site de pouvoir cliquer sur des petits boutons comme dans Word pour avoir du gras, des listes à puces, des retraits de ligne, etc. Voir, idéalement, leur permettre de copier-coller un document Word.
C’est l’enfer.
What-You-See-Is-What-You-Get ? Mon œil. Ça devrait plutôt être : Ce-Que-Tu-Copie-Colle-Casse-Le-Site : CQTC3LS.
Le problème, évidement, c’est que tous les logiciels intermédiaires utilisés avant d’arriver au site — Word 2010, Gmail, Outlook, Google Doc, Word 2013…. — tous se croient trop malins. Ils laissent trainer, quand vous copiez, des bouts de code qui sont collés avec votre texte dans le CMS. La plupart des éditeurs font donc la chose suivante : ils transforment votre texte stylé par Word en un texte brut, qu’ils copient dans le CMS, et ils doivent ensuite essayer avec ce que le CMS propose comme outils, de reproduire la forme que vous aviez imaginée.
Un désastre.
Pour ce qui me concerne, j’écris maintenant systématiquement dans l’outil web de destination. Dans Medium pour un billet de blog, dans mailchimp pour cette newsletter, et ainsi de suite. J’aime en particulier que leurs fonctionnalités soient beaucoup plus limitées qu’un traitement de texte. Le web est excellent quand il oublie ce qui le précédait : le traitement de texte aurait dû mourir il y a bien longtemps.
5. Angolopedia
L’Inde a rejeté l’offre Facebook Free Basics, qui consistait à permettre un accès gratuit dans tout le pays à Facebook : toute consultation du site serait « hors forfait ». J’applaudis le refus de l’Inde : l’immeuble internet ne se vend pas par appartements, c’est tout ou rien. Mais en Angola, et au Bangladesh, il y a bien un sous-ensemble d’internet : Wikipedia Zero. Wikipedia est gratuit, le reste d’internet ne l’est pas.
Deux articles de Motherboard détaillent les conséquences de cette offre, et ses ambiguïtés : un cette semaine sur le Bangladesh, et un de fin mars sur l’Angola.
Que se passe-t-il ? Angolais et Bangladeshis n’ont pas vraiment les moyens de se payer des accès internet satisfaisants. Mais tout contenu servi depuis un serveur des domaines Wikipédia ou wiki commons est gratuit. Vous voulez partager 1, 10, 100 mp3, 22 films et 17 jeux vidéos avec vos potes, votre quartier, le pays ? Vous l’uploadez sous forme d’une page Wikipedia, et hop, Wikipedia s’est transformé en Dropbox gratuit : tout le monde peut télécharger à l’œil.
Wikipedia se retrouve à arpenter son site pour repérer et supprimer les contenus « illégaux » pour les supprimer dans un jeu sans fin de chat et de souris. Vue d’Europe, la situation peut sembler simple : on court après ceux qui, clairement, abusent le système. Vues d’Angola ou du Bangladesh, les choses sont plus compliquées. Quand on n’a pas les moyens, on trouve des solutions. Et Wikimedia Zero, comme Facebook Free Basics, est peut-être une mauvaise idée parce qu’elle crée explicitement un internet à 2 vitesses. Pour finir, travailler à un sous-ensemble gratuit d’internet, dont le périmètre est décidé en Occident (Wikipedia, Facebook…) a des relents de « colonialisme numérique » : on sait ce qui est bon pour vous (Wikipédia et Facebook, apparemment). Peut-être faudrait-il plutôt travailler à une baisse — importante — des coûts de l’internet général permettant son accès au plus grand nombre dans ces pays, qui décideront par eux-mêmes de l’usage qu’ils voudront en faire : eux aussi ont le droit de passer 2 heures à regarder des vidéos de Prince et de Beyonce, non ?
When you're excited for new Beyonce but still sad about Prince pic.twitter.com/es2Opd9DyX
— Mike Wass (@mikewassmusic) April 23, 2016