Une lecture du livre de Teresa M. Bejan, Mere Civility : Disagreement and the Limits of Toleration. Harvard University Press, 2017.

Nous avons collectivement l’impression qu’à notre époque les débats sont de plus en plus difficiles, que la « violence verbale » augmente et que nos désaccords sont de moins en moins maitrisés, en particulier quand ils touchent à des questions fondamentales (notre vision du monde, notre identité personnelle et sociale) et quand ils sont en ligne.

En fait, c’est difficile à mesurer, et il n’est pas sûr que l’augmentation de l’incivilité soit réelle. Mais peu importe, d’une certaine façon, puisque la perception de son augmentation l’est et génère des appels réguliers à faire respecter un certain respect civique, une certaine politesse, parfois en ayant recours à l’interdit, par exemple contre les discours haineux.

Ces inquiétudes ne sont pas complètement nouvelles, contrairement à ce qu’on dit souvent. Elles se sont exprimées très fortement en Occident après la Réforme et avec l’apparition de l’imprimerie, qui a démocratisé et radicalisé les débats théologiques, faisant craindre une sorte de dissolution de la société. Et elles ont mené, comme aujourd’hui, à des réflexions, et parfois des efforts concrets, visant à limiter la violence verbale.

La notion de civilité, couramment utilisée pendant cette période, est difficile à cerner exactement, mais derrière la polysémie du terme se trouvent toujours les notions de pacifisme et de non-violence d’une part, et d’autre part l’idée d’un minimum de courtoisie qu’on doit aux autres membres de la société. En creux, cela indique aussi que celui qui ne la respecte pas se place de lui-même en dehors de la société : le terme a aussi une fonction d’exclusion.

Le livre de Teresa M. Bejan explore cette problématique de la civilité et de la tolérance à partir de trois auteurs du 17e siècle : Roger Williams, Thomas Hobbes, John Locke. Inutile de dire que les deux derniers sont beaucoup plus connus que le premier, dont je ne connaissais pour ce qui me concerne pas même le nom avant de lire ce livre.

Avant d’en venir à Roger Williams, cependant, Teresa M. Bejan fixe dans son premier chapitre le cadre institutionnel et conceptuel des appels à la Concorde au 17e siècle.

Persécutions de la langue

Dès les débuts de la Réforme, dans les années 1520, Luther, écrivant en Allemand plutôt qu’en Latin et diffusant ses idées par l’imprimerie, étend le devoir d’évangélisme aux laïcs et les incite à émettre leur protestation publiquement : comme internet, l’imprimerie démocratise et radicalise des controverses jusque là réservées aux élites. Au fil du 16e siècle, ces violences verbales s’étendent. Dans les années 1560 un Michel de l’Hospital, estimant que les divisions religieuses sont plus importantes que les différences nationales, prône la solution de l’état confessionnel : une et une seule religion doit être tolérée dans chaque état. Pour des auteurs dits iréniques comme Érasme ou Castellio, ça n’est pas acceptable, car outre que cela menace malgré tout en pratique la paix civile, ça menace l’unité de la Chrétienté : les chrétiens sont unis dans le Corps du Christ et ces divisions sont assimilées à un démembrement de son corps. Par ailleurs, la persécution, prônée par d’autres, est aussi pour eux une erreur, elle est inefficace et se trompe d’objectif : pour que règnent Concorde et Harmonie, il ne faut pas chercher l’uniformité. Il n’y a pas d’harmonie à une seule note.

Pour sortir de ce dilemme, Érasme et Castellio cherchent à différencier les désaccords qui touchent aux questions fondamentales (la Trinité, les Sacrements, etc.) de ceux qui sont indifférents (les détails du rituel). Les iréniques comme Érasme ne sont donc pas favorables à la tolérance, qui entérinerait une division de l’église, mais à un assouplissement des règles au sein de l’église. Le dialogue (colloque) doit permettre de faire ces différences entre questions fondamentales et indifférentes et permettre la réunification. De multiples tentatives sont faites en ce sens de la Diète d’Augsburg (1530) au Colloque de Poissy (1561). En vain, et pour cause : ou bien les plus radicaux participent au débat, mais considèrent que tous leurs sujets sont fondamentaux, ou bien ils en sont exclus pour permettre aux modérés de faire avancer un débat… qui n’est plus représentatif.

À la fin du 16e et au début du 17e siècle, il devient évident que les persécutions ne marchent pas plus que les appels à la Concorde : à défaut d’un accord sur le fond, on en vient à souhaiter déjà une amélioration de la forme des désaccords. Dans ce contexte, les appels à la civilité se font plus nombreux. Le terme évoque la politesse aristocratique, en France, la vertu civique en Italie, la bonne éducation en Angleterre. L’idée est toujours d’étendre aux Communs, que la Réforme et l’imprimerie ont de toute façon inclus dans le débat, cette notion essentiellement aristocratique, quitte à la simplifier et à abaisser un peu le niveau d’exigence.

Mais comment s’y prendre, concrètement ? Une première stratégie consiste à interdire purement et simplement certains types de discours. En France Jean Bodin (Les six livres de la République, 1576) propose par exemple d’interdire toute discussion publique de sujets religieux. L’interdit peut être local, par exemple dans certaines villes allemandes après la Paix d’Augsbourg (1555), où toute discussion religieuse est interdite. Il peut être local et spécifique, par exemple dans la colonie catholique du Maryland, où sont interdites (1649) une liste d’insultes religieuses : papiste, schismatique, calviniste, jésuite, idolâtre, etc.

Mais même ainsi on ne fait que déplacer le problème : dans l’Angleterre de la seconde moitié du 17e siècle, les Puritains protestent contre cette forme de tolérance par le silence obligé, arguant qu’elle est utilisée par ceux qui sont en position de domination pour limiter le débat sous couvert de civilité. Là encore les échos avec la situation contemporaine sont évidents.

Au final on voit que la question de la civilité est intimement liée, à l’époque, à l’analyse d’un processus de dissolution de la concorde entre chrétiens. Aucune des solutions envisagées n’est libérale ou protolibérale, fondée sur une notion de liberté d’expression individuelle. Érasme et les iréniques, qui dominent la période, ont tendance à parler entre eux sans tenir réellement compte de l’extension de la sphère publique qui a eu lieu, et en conséquence on ne peut pas les considérer comme étant la source du libéralisme moderne.

Roger Williams

Roger Williams est un personnage. Né à Londres en 1603, il fait ses études à Cambridge où il devient tout à la fois ministre de l’Église anglicane, ami de John Milton, et Puritain. Ce qui lui ferme à peu près les portes d’une carrière dans l’Église. Arrivé à la conclusion que la corruption de l’Église anglicane est irrémédiable, il prône une politique de séparation et la fondation d’une nouvelle église. L’exil est au bout de ce chemin : il part pour le Massachusetts en décembre 1630. Il y reste jusqu’en 1635, perpétuellement en conflit avec les autorités. D’abord pour des questions religieuses : l’Église de Boston n’est pas séparée ; celle de Salem incline à le devenir, il s’y rend, mais Boston fait pression pour qu’il y soit rejeté ; il va à Plymouth, où il est bien accueilli, avant de considérer que cette église-là non plus n’est pas suffisamment séparée de l’Église anglicane ; retour à Salem.

L’autre motif de conflit avec les autorités locales, c’est sa relation aux Américains natifs, en particulier les Narragansetts. Williams, à leur contact, en vient à considérer que les chartes coloniales ne sont pas valides tant que les terres n’ont pas d’abord été achetées légalement aux peuples locaux. Il publie ces opinions dans un tract qui, ajouté à son agitation religieuse, le rend définitivement insupportable aux autorités de Massachusetts Bay, qui décident de finalement se débarrasser de lui. Williams et ses proches fuient avant d’être arrêtés en janvier 1636. C’est l’exil dans l’exil. Il passe l’hiver auprès du Sachem Massasoit et, au printemps, achète des terres aux Narragansetts. Il y fonde la colonie de Providence, qui deviendra l’état du Rhode Island.

Contrairement à Érasme et aux élites européennes en général, Roger Williams reconnaît avant beaucoup l’ampleur et la radicalité de la Réforme : la Condorde, très vite, n’est plus de mise. Fanatique luthérien, Williams efface la frontière entre clergé et laïc et considère qu’il est du devoir de chaque chrétien d’évangéliser son prochain, et aussi que la conversion n’est valable que si elle est sincère : il faut donc l’obtenir par la conviction, non par la force. Ce qui implique la liberté d’expression : pour le prêcheur, mais aussi pour celui qu’il cherche à convaincre, qui doit pouvoir répondre et questionner. Cette conviction est renforcée par sa confrontation avec l’Amérique et les contacts avec les tribus locales : la diversité de l’Amérique, son chaos religieux, font de la Concorde un luxe lointain, et en pratique l’Amérique montre que la Concorde n’est pas nécessaire à la vie civile, on peut bien dire ce qu’on veut, tant qu’on se salue du chapeau lorsqu’on se croise dans la rue, la société civile ne s’effondre pas si facilement.

Roger Williams applique ses idées aux Rhode Island. La séparation de l’Église et de l’État est nette : l’État est par définition corrompu et ne doit pas s’occuper de la relation de l’individu à son Dieu, mais seulement de gérer l’ordre civil et la justice. Non seulement les autorités n’ont pas besoin de soutenir une religion particulière pour maintenir le tissu de la société, mais elles augmentent les risques de déchirements si elles le font.

Les deux textes les plus importants de Roger Williams sont probablement A Key into the Language of America (Londres, 1643), la première étude d’un langage améridien en Anglais, et The Bloudy Tenent of Persecution for Cause of Conscience (1644), sa défense de la liberté d’expression, de la séparation du spirituel et du séculier, et de la tolérance non seulement entre sectes protestantes, non seulement entre chrétiens, incluant les catholiques, mais aussi entre toutes les religions, jusqu’aux « païens, juifs, turques et anti-chrétiens ». Pour une société ordonnée, la Concorde n’est pas nécessaire, un simple savoir-vivre suffit.

La redécouverte de Roger Williams est vraiment l’apport le plus intéressant du livre de Teresa M. Bejan. Ce qui est particulièrement frappant dans le cas Roger Williams c’est que c’est son fanatisme qui lui permet d’une certaine façon de sortir du cadre de pensée habituel et d’aller au bout du raisonnement sur la Réforme, où chaque homme est, peu ou prou, sa propre église. C’est aussi que l’originalité de sa pensée politique tient à sa marginalité (il n’appartient pas aux élites européennes) et à sa confrontation à l’altérité en Amérique.

Thomas Hobbes et John Locke

Sur Hobbes et Locke, Teresa M. Bejan apporte aussi des nuances intéressantes, en particulier en les contrastant à Williams.

Hobbes

Hobbes se soucie aussi beaucoup des « violences verbales » de son époque, sur fond de fragmentation religieuse, mais il arrive à des conclusions très différentes de celles de son contemporain Williams : il accepte la différence, pas le désaccord.

Il y a chez Hobbes une sensibilité toute moderne aux effets des désaccords et de leur expression : si je suis systématiquement en désaccord avec vous, et que je l’exprime, même avec modération et politesse, j’indique clairement que je considère que votre opinion est inférieure. D’une certaine façon, même si je n’exprime pas mon désaccord, mais que je me contente de ne pas vous approuver, vous comprendrez bien ce qu’il en est en réalité. Naturellement, vous vous en sentirez méprisé et concevrez, à terme, de la colère à mon égard. Ce problème est accentué si nous sommes de classes sociales différentes. Il est plus accentué encore si nous sommes en groupe : mes amis et moi avons mauvaise opinion de vos idées et de celles de vos amis. Cette mécanique aristocratique de l’insulte et de l’honneur offensé prend des proportions terribles quand, grâce ou à cause de l’imprimerie, elle est étendue à l’ensemble de la société. Le désaccord est inévitable, il mène inévitablement au mépris, à l’insulte, au conflit.

Contrairement à Érasme, mais en accord avec Williams, Hobbes considère qu’il n’est pas réellement possible de séparer le fond d’un désaccord (religieux) de sa forme (polie ou violente). Mais il tire la conclusion inverse de celle de Williams : il faut imposer la conformité et empêcher l’expression des désaccords. D’une certaine façon, la diversité historique des formes de la religion ne fait que renforcer ce point de vue : puisqu’elle est arbitraire ou presque, le Souverain doit choisir une forme religieuse et l’imposer pour garantir la paix sociale, il n’y a aucune séparation de l’Église et de l’état, l’état est l’église.

Ceci étant, Hobbes n’est pas tout d’intolérance. D’une part, cette conformité attendue touche à une religion qu’on pourrait appeler civique, toute d’expression publique, et ne touche en rien le for intérieur : chacun est libre de sa conscience. D’autre part, elle est liée à la situation politique du temps. En principe, une société pourrait tolérer des désaccords dans la pratique religieuse, à condition néanmoins de ne pas tolérer leur expression. C’est-à-dire que le danger tient moins aux désaccords religieux en tant que tels qu’au prosélytisme et aux prêches. Ce qui amène Hobbes à rejeter le simple savoir-vivre au profit d’un concept de discrétion qui revient à une sorte de silence civique où chacun saurait quand et à quels sujets ne rien dire qui peut offenser ses concitoyens.

En terme pratique, Hobbes propose ainsi que le Souverain recrute, forme et régule une sorte de fonctionnariat religieux, chargé de gérer la religion civique, au même titre qu’il devrait recruter, former et réguler le corps des enseignants. En son for intérieur, chacun peut bien penser différemment, à l’extérieur, savoir ne pas exprimer son désaccord est le prix à payer pour vivre en société dans la paix.

Locke

Locke est d’une génération plus jeune que Williams ou Hobbes. Il est étudiant à Oxford dans les années 1650, où il découvre le Leviathan de Hobbes. Et c’est la première surprise de ce chapitre par rapport à l’image qu’on a habituellement de Locke comme « père du libéralisme » : dans ses débuts, il est tout à fait proche des positions de Hobbes. Au sortir de la période troublée de sa jeunesse (Protectorat de Cromwell, puis Restauration en 1660), Locke estime comme Hobbes que les désaccords en matière de coutumes et d’opinion, qui se traduisent en désaccords civils et religieux, sont à la fois irrationnels, donc inaccessibles à l’argumentation, et dangereux pour la paix civile. En conséquence le Souverain se doit d’en interdire l’expression. C’est le point de vue qu’il défend dans ses deux Tracts of Government (1660 et 1662). La différence avec Hobbes, à ce stade, réside d’une part dans son analyse des causes des désaccords du temps, Locke insistant sur le problème de l’insulte religieuse de façon beaucoup plus marquée que son aîné, et d’autre part sur le fait que son opposition à la liberté d’expression n’est pas de principe : elle serait possible et souhaitable en théorie si le public n’était si intolérant et agité, mais elle n’est certainement pas possible aujourd’hui.

Cependant dans son Essay Concerning Toleration (1667), sa position a nettement changé : le désaccord religieux et son expression sont moins problématiques, finalement, que la volonté de convaincre l’autre de son erreur et surtout la tentation de l’y contraindre. Ce qui fait le ciment d’une société, ce n’est plus l’uniformité, c’est la confiance. En conséquence, la tolérance est possible à condition qu’elle n’entame pas la confiance mutuelle. Par ailleurs, la conformité religieuse de Hobbes est problématique : Dieu n’accepte qu’un culte sincère, et l’hypocrisie hobbesienne d’une conformité purement extérieure érode la confiance, désormais au centre du raisonnement de Locke. Néanmoins à ce stade Locke préserve encore des éléments Hobbesiens dans son analyse. Par exemple, l’idée que le magistrat peut intervenir en cas de nécessité d’ordre public, par exemple pour interdire un signe distinctif commun à un groupe soudain si nombreux qu’il en devient menaçant pour la collectivité.

Locke revient sur le sujet en 1685 avec la Lettre sur la tolérance (en latin, traduit en anglais sous le titre A Letter Concerning Toleration en 1689). À ce moment-là, Locke est en exil aux Pays-Bas, et sa confrontation avec l’étranger, et avec l’adversité, élargit probablement son champ de vision. Dans ce texte, il se rapproche de Williams et s’éloigne de Hobbes en ce qu’il sépare une société civile distincte de la société chrétienne, qui devient un regroupement choisi individuellement, au même titre que l’appartenance à une société savante ou un groupe de réflexion par exemple. L’église prise en ce sens est une sorte de Colloque au sens d’Érasme. Mais où Locke se distingue et de Hobbes, et de Williams, c’est en ce qu’il place une importante responsabilité éthique sur l’individu, qui doit répondre à un devoir de tolérance prenant la forme, en particulier, de la Charité. Celle-ci n’est pas, comme chez Williams ou Locke, une adhésion aux formes extérieures de la politesse, elle doit être sincère et internalisée. C’est une vision moralement exigeante, et en tant que telle élitiste, finalement assez proche des exigences d’un Érasme. Finalement, Locke considère que la société peut tolérer une grande diversité, par exemple accepter juifs et musulmans, et pas mal d’irrationalité, à condition que ses membres soient sincèrement civils et charitables.

Mais il y a des limites : catholiques et athées sont hors du champ de la société. Plus pour des raisons civiques que strictement religieuses. La société tolérante de Locke est fondée sur la confiance, mais les serments et promesses indispensables à la vie en société sont inutiles sans la sécurité d’un Dieu omniscient capable de punir ceux qui trahissent leurs engagements. Les athées ne peuvent donc pas être dignes de confiance, non plus que les catholiques dont Hobbes pense qu’ils ne sont pas tenus à tenir leurs promesses quand elles sont faites à d’autres que des co-religionnaires. Car finalement, si Locke a élargi progressivement le champ de sa tolérance, la notion de confiance sur laquelle elle s’appuie dans la dernière période est extrêmement exigeante : la confiance est fondée sur l’accord entre l’attitude extérieure et le sentiment intérieur de l’individu et l’adhérence aux seuls signes extérieurs est une hypocrisie qui n’est finalement pas acceptable. Les craintes hobbesiennes sur l’incivilité restent présentes jusqu’à la fin, et amènent Locke à poser des limites à la liberté d’expression, qui sont les limites qu’une société requière pour pouvoir accorder sa confiance à un groupe ou un individu. Locke n’est donc pas, contrairement à ce qu’on pense souvent, le père d’une éthique minimale de tolérance individuelle.

Conclusion

Dans la dernière partie de son livre, Teresa M. Bejan revient sur l’époque contemporaine. Elle note que parmi les auteurs du 17e, Locke est certainement, pour les théories politiques libérales contemporaines, la figure dominante. C’est le cas pour John Rawls dans son Political liberalism, par exemple, quand il insiste sur la nécessité que les acteurs, pour exprimer leurs désaccords profonds, doivent partager une forme de consensus minimal sur des principes de justice. Ces principes ne sont pas si minimalistes et peuvent moraliser une forme d’insistance sur la sincérité de l’engagement public des agents. Avec les mêmes difficultés que Locke, et qu’Érasme : c’est une exigence éthique finalement assez élitiste, qui rejette les « mauvais coucheurs » en dehors du débat public. On parle d’une certaine façon entre personnes de bonne compagnie, ce qui ne règle pas le problème de départ : comment accommoder dans l’espace civique ceux qui, justement, ne sont pas de bonne compagnie.

Comme les quakers de jadis, les appels à la civilité sont aussi dénoncés aujourd’hui comme outil de restriction du débat au profit de ceux qui occupent une position dominante dans l’espace public. Pourtant il ne s’en suit pas en sens inverse que tout appel à la civilité serait illégitime ni que les « élites » qui les expriment ne pourraient pas elles aussi participer au débat.

Le cas de Williams est particulièrement intéressant. Il est connu pour avoir promu la séparation de l’église et de l’état, mais au fond il sépare pour chacun la spiritualité intérieure des standards civils de comportement extérieur, ce qui lui permet d’abaisser nettement le niveau d’exigence individuelle : contrairement à Hobbes, il ne demande pas à chacun de se taire, et contrairement à Locke, il ne demande pas à chacun une adhésion intime à des valeurs fondamentales communes, même procédurales (à la Rawls). Au plan collectif, Williams reconnaît aussi que la société n’a en réalité pas besoin d’être harmonieuse pour perdurer, que le conflit fait intrinsèquement partie de la vie sociale : le mépris de l’autre est inhérent à l’expression de désaccords profonds. Or dans une société libérale, l’égale dignité de chacun est une valeur fondamentale qui nous pousse à chercher à éliminer ces expressions de mépris. Nous sommes plus proches de Locke et d’Érasme, qui limitent la liberté d’expression au profit d’une Concorde civile, que de Williams qui considère le mépris et l’incivilité comme inévitables, les utilise lui-même dans sa lutte contre les quakers ou les païens par exemple, mais propose un modèle de société plus ouvert. Ses attentes sont limitées, mais le résultat mesurable : le débat se poursuit en fait, et la société ne se dissout pas si facilement en réalité.