Une note de lecture d’Evelyn Aswad & David Kaye, Convergence & Conflict: Reflections on Global and Regional Human Rights Standards on Hate Speech. Northwestern University Journal of International Human Rights (2022).

Cf. preprint sur SSRN

Les Français se souviennent peut-ĂŞtre de la loi du 24 juin 2020 visant Ă  lutter contre les contenus haineux sur internet, dite « loi Avia Â»? Elle voulait faire retirer des contenus terroristes et pĂ©dopornographiques de n’importe quel site et les contenus haineux et pornographiques sous 24 h des principaux rĂ©seaux sociaux, des plates-formes collaboratives et des moteurs de recherche. Elle a Ă©tĂ© pour l’essentiel dĂ©clarĂ©e anticonstitutionnelle, pour un ensemble de raisons, mais deux sont particulièrement significatives : elle portait atteinte Ă  la libertĂ© d’expression; elle privatisait une censure qui n’était pas susceptible de recours via le système judiciaire normal.

La loi Avia avait un modèle, la loi allemande Netzwerkdurchsetzungsgesetz, ou NetzDG. Aswad et Kaye partent de cette loi-là pour examiner les différences entre les définitions internationales et globales des discours haineux qui prévalent à l’ONU, et les définitions régionales, en Europe, au Moyen Orient ou en Afrique. Le gouvernement allemand a essayé de justifier la loi NetzDG auprès de l’ONU, par exemple, sur la base de normes européennes.

Normes internationales sur la liberté d’expression et les discours de haine

La libertĂ© d’expression, en tant que droit humain, repose en droit international sur deux instruments fondamentaux Ă©tablis sous l’égide des Nations Unies : la DĂ©claration universelle des droits de l’homme de 1948 (DUDH) et le Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966 (PIDCP).

Le PIDCP explique dans son article 19(2) que

“Toute personne a droit à la liberté d’expression; ce droit comprend la liberté de rechercher, de recevoir et de répandre des informations et des idées de toute espèce, sans considération de frontières, sous une forme orale, écrite, imprimée ou artistique, ou par tout autre moyen de son choix.”

Ce droit, qui est donc aussi un droit à recevoir l’information, vient en premier et par défaut. Des limites à ce droit sont possibles (19(3)), mais à 3 conditions qui sont à la charge de celui qui veut le limiter : elles doivent être fixées par la loi (légalité), nécessaires (nécessité) au respect de motifs publics légitimes (légitimité) qui sont énumérés (respect des droits, sécurité nationale, ordre public, santé ou moralité publiques).

L’ONU a fournit en 2011 des éléments supplémentaires d’interprétation qui explicitent en particulier que la notion de moralité publique ne peut être invoquée que de façon limitée, c’est-à-dire non pas en s’appuyant sur “une seule tradition”, mais “à la lumière de l’universalité des droits humains”. De même la résolution 16/18 (2011) du Conseil des droits de l’homme délimite le principe de nécessité : les restrictions à la liberté d’expression doivent être un dernier recours quand d’autres mesures moins intrusives se sont révélées inefficaces, et elles doivent être proportionnées, c’est-à-dire limitées à l’objet qu’elles cherchent à traiter.

La liberté d’expression est donc la règle, les restrictions doivent être des exceptions limitées. Mais elles sont bien prévues par Pacte de 1966 dans l’article 20(2), qui ne pose pas la liberté d’expression comme un absolu :

  1. Tout appel à la haine nationale, raciale ou religieuse qui constitue une incitation à la discrimination, à l’hostilité ou à la violence est interdit par la loi.

La “Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale” avait déjà prévu en 1965 des limites possibles à la liberté d’expression, en proposant un périmètre plus large. Son article 4 prévoit ainsi que, “tenant dûment compte des principes” généraux des textes de l’ONU, dont la liberté d’expression, les Etats signataires s’engagent “à déclarer délits punissables par la loi toute diffusion d’idées fondées sur la supériorité ou la haine raciale, toute incitation à la discrimination raciale”.

La Convention de 1965 est donc en apparence moins permissive que le pacte de 1966, puisqu’elle condamne en apparence la simple diffusion, même quand elle n’est pas élevée au rang d’une incitation. Mais dans les années qui ont suivi, les travaux de l’ONU ont délimité l’article 4 en s’appuyant en particulier sur la hiérarchie des textes (“tenant dûment compte”, etc.) pour considérer que pour la diffusion également les critères d’intention, d’incitation et de risques imminents devaient être pris en compte.

Aujourd’hui, si la notion d’incitation à l’hostilité en particulier ne fait pas l’objet d’un consensus absolu, la jurisprudence onusienne a fait largement converger les interprétations des restrictions à la liberté d’expression : il faut cumuler les critères pré-cités de légalité, légitimité et nécessité pour pouvoir légitimement restreindre cette liberté.

En pratique, le Comité des droits de l’homme de l’ONU constate cependant que les trois tests en question ne sont pas toujours respectés et que les gouvernements ont tendance à limiter le discours haineux de façon trop large ou trop vague. Par exemple, le comité considère que les gouvernements peuvent interdire l’expression qui nie des faits historiques, mais seulement lorsque ce discours constitue par ailleurs et en plus un plaidoyer en faveur d’une incitation à des préjudices particuliers. De même l’interdiction ne peut être justifiée par la nécessité de respecter les sentiments religieux en général, sauf si l’expression relève également de l’incitation à la violence ou à la discrimination.

Normes régionales des droits de l’homme sur l’expression et les discours de haine

Aswad et Kaye concentrent ensuite leur attention sur les interprétations régionales de ce cadre onusien. La Cour européenne des droits de l’homme joue à cet égard un rôle particulier : c’est elle qui a la jurisprudence la plus importante ; c’est celle qui, de ce fait, est susceptible d’avoir le plus d’influence sur les autres intreprétations régionales; enfin elle tend à alléger la charge qui pèse sur les gouvernements pour justifier les restrictions à la liberté d’expression et offre moins de protections à la liberté d’expression que le système des Nations Unies.

La législation et la jurisprudence européennes s’appuient sur la Convention européenne des droits de l’homme (1950), qui a aujourd’hui 46 états signataires pour sa partie principale. Mais ce “texte vivant” a depuis été étendu, d’une part du fait de l’addition de 17 protocoles supplémentaires, qui ne sont pas signés et ratifiés par tous les états, et d’autre part du fait de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, qui assume une lecture “dynamique” du texte.

La Cour européenne donne plus de latitude que l’ONU aux gouvernements pour interdire les discours de haine, en particulier s’ils sapent d’autres droits de la Convention. Parmi les exemples, on trouve des documents anti-immigrants, des publications antisémites, le déni de l’Holocauste.

Pour les discours de haine “moins graves”, la Cour utilise souvent la doctrine de la “marge d’appréciation”, qui accorde une déférence aux jugements nationaux. Cette marge est très large lorsque le discours offense des convictions religieuses ou morales, la cour considérant que “la décision appartient aux autorités nationales, qui connaissent parfaitement les réalités du pays. Elles doivent donc disposer d’une marge d’appréciation suffisamment large pour déterminer… la nécessité d’une telle ingérence [dans la liberté d’expression].”

La Cour européenne diffère également des systèmes de l’ONU dans l’application des tests de légalité, de légitimité et de nécessité. Elle estime que les restrictions aux discours de haine sont légitimes, y compris quand elles sont floues ou largement définies, à condition d’être “proportionnées”, en particulier quand il s’agit de ne pas offenser les sensibilités religieuses. Ce test plus flou, laissé largement à l’appréciation des états, serait rejeté selon les normes internationales, qui exigent en particulier l’usage des “moyens les moins intrusifs”. La cour a ainsi confirmé des condamnations lorsque le discours était “capable” de nuire sans exiger une intention spécifique ou un préjudice imminent, et a déclaré que ceux-ci n’étaient pas nécessaires pour les condamnations pour discours de haine.

Il existe depuis 1986 une Charte Africaine des droits de l’homme et des peuples, signée par 54 états, dont l’article 9 dispose que toute personne a le droit de « recevoir des informations » et « d’exprimer et de diffuser ses opinions dans le cadre de la loi ». La charte ne prévoit pas explicitement les 3 tests onusiens de légalité, légitimité et nécessité. La jurisprudence à ce sujet est limitée, mais la cour africaine a interprété le “dans le cadre de la loi” comme exprimant ces critères. Mais la Cour a suivi la notion européenne de proportionnalité et également suivi la jurisprudence européenne sur les “marges d’appréciation” des gouvernements, par exemple dans un cas de “déni partiel” du génocide rwandais : l’ONU ne reconnait pas le déni de génocide comme un motif légitime de limiter la liberté d’expression.

En réaction, une “Déclaration des principes sur la liberté d’expression et l’accès à l’information en Afrique” a été adoptée en 2019 qui rapproche plus explicitement les normes africaines des normes onusiennes. Elle adopte les 3 tests de l’ONU. Elle n’exclut par contre pas l’utilisation de la doctrine des “marges d’interprétation” et la jurisprudence dira comment ce nouveau texte est interprété.

Les textes sont moins avancés dans d’autres régions du monde, mais les auteurs notent qu’au Moyen Orient et en Asie du Sud-Est des textes similaires émergent, qui n’ont pas valeur juridique encore, mais qui offrent moins de garantie que les textes de l’ONU, et s’appuient parfois sur les normes européennes pour justifier des restrictions à la liberté d’expression quand elle concerne le blasphème, l’offense aux sensibilités religieuses ou l’intolérance religieuse.

Réflexions et recommandations des auteurs

Tant l’ONU que les systèmes régionaux admettent des limites à la liberté d’expression pour ce qui concerne les discours de haine. Pour autant, la cartographie des normes et jurisprudences à laquelle se livrent les auteurs met en lumière des domaines clés de divergence dans lesquels les systèmes régionaux accordent moins de droits que le système des Nations Unies, mais révèle également le potentiel de la jurisprudence de la Cour européenne à influencer (négativement) l’évolution de la jurisprudence dans d’autres régions.

Les militants des droits de l’homme et les défenseurs de la liberté d’expression peuvent s’appuyer sur le fait que les gouvernements, par exemple le gouvernement allemand dans le cas de la loi NetzDG prétendent que leur respect de la normé régionale européenne épuise leurs obligations de respecter les accords internationaux dont ils sont signataires.

Ils peuvent d’abord argumenter que les trois conditions onusiennes de légalité, légitimité et nécessité n’obligent en rien à une homogénéisation des lois sur les discours haineux et ne représentent pas une imposition extérieure de valeurs à la société considérée, ici européenne. Ces conditions apportent aux individus des garanties procédurales, par exemple que la loi n’utilise pas un marteau-piqueur quand un casse-noix est suffisant. Et au contraire, le critère de nécessité en particulier ne peut s’apprécier que dans le contexte de la société qui l’applique.

Par contre, les défenseurs de la liberté d’expression doivent souligner à chaque fois que nécessaire les contradictions entre normes régionales et la norme globale, sans accepter que la norme régionale représente l’ultime cadre d’interprétation de la loi. C’est d’autant plus important que les jurisprudences régionales ont tendance à utiliser quasiment les mêmes termes que l’ONU (légalité, légitimité, nécessité) tout en proposant des définitions et interprétations différentes.

Au-delà des cas qui se présentent devant les tribunaux, les défenseurs des droits de l’homme devraient également souligner l’importance de mettre en œuvre la résolution 16/18 du Conseil des droits de l’homme de l’ONU, qui affirme que les gouvernements devraient s’efforcer de mettre en œuvre un large éventail de mesures de bonne gouvernance et d’éducation pour lutter contre la haine et l’intolérance avant de recourir à l’interdiction de la liberté d’expression. Ne pas avoir entrepris ce travail de fond n’est pas une autorisation à limiter la liberté d’expression.

Par ailleurs, dans les espaces où les normes, les lois et les tribunaux sont moins avancés sur le sujet, et où les opportunités pour influer sur l’évolution des mentalités est peut-être plus importante, au Moyen-Orient ou en Asie par exemple, les défenseurs des droits devraient faire un travail de lobbying en faveur du cadre normal fixé par l’ONU.

Enfin, les grandes plateformes internet déclarent souvent dans leurs politiques sur ces sujets qu’elles prennent en compte le cadre normatif onusien cité ici, ainsi que les Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme adoptés par l’ONU en 2011, au côté des normes régionales et des législations nationales. C’est certainement pour les défenseurs des droits l’occasion d’engager un dialogue avec les plateformes qui permette de les alerter sur les dissonnances entre normes. C’est le cas de Meta/Facebook par exemple, qui a publié en 2021 une corporate human rights policy qui s’inscrit dans ce cadre.

Quelques remarques personnelles

L’article a ceci d’intéressant qu’il est simple, factuel et précis. Dans le contexte où je le lis, c’est-à-dire en Europe et en France, il permet aussi de mettre en évidence l’écart entre la perception politique du sujet et la réalité. J’ai le sentiment que le discours politique oppose surtout l’Europe aux Etats-Unis. Ces derniers sont souvent présentés comme une sorte de far west où la liberté d’expression est sans limite ou presque, dans un pays où la loi du plus fort s’impose, en particulier dans l’économie. Les plateformes internet, américaines, incarnent cet espace de violence, et le délitement de la société américaine, en particulier sous les présidences de Donald Trump, en serait la conséquence.

L’Europe est présentée par contraste comme un espace où le tissu de la société est en soi une valeur qui doit être protégée des effets les plus corrosifs d’une liberté d’expression qui laisserait le champs libre aux discours de haine, amplifié par les plateformes américaines. Les limites à la liberté d’expression sont donc nécessaires à la protection de la société.

L’article permet de sortir un peu de cette lecture très politique et un peu manichéénne de la situation en réintroduisant les normes internationales dans la discussion, et en particulier celles qui sont parmi les plus respectées en Europe, justement, les textes fondamentaux de l’ONU. Et il montre de façon convaincante que l’Europe offre moins de protections non pas que les Etats-Unis, mais que les textes que nous avons par ailleurs signés à l’ONU. Les limites à la liberté d’expression en Europe ne sont pas si triviales ni limitées.

Je trouverais intéressant, à partir de cet article d’une cinquantaine de pages, de creuser la toute dernière partie, qui n’est qu’évoquée : les interactions entre société civile, plateformes internet et gouvernements autour de ces sujets.