Pendant presque 4 ans, j’ai parcouru rĂ©gulièrement cette route de la cote CaraĂŻbe, qui monte et descend de mornes en fonds : fond Bourlet, Morne Maniba, fond Boucher, morne aux boeufs et enfin la Plage du Coin au Carbet.
Il y a quelques points remarquables sur le chemin, de jolies maisons, deux ou trois vues particulièrement spectaculaires de la mer des CaraĂŻbes, l’Ă©norme centrale Ă©lectrique de Bellefontaine et pour finir, je le vois les yeux fermĂ©s, la longue descente vers la plage. Juste avant d’arriver, sur la droite en bord de route, on longe un fossĂ© et on dĂ©passe un portail de ferronerie noire assez quelconque, encadrĂ© des deux drapeaux de la France et de l’Union EuropĂ©enne. C’est l’entrĂ©e de la distillerie Neisson. Je ne me suis jamais arrĂŞtĂ© : la plage est Ă 100 mètres.
C’est pourtant lĂ qu’est fabriquĂ© le meilleur rhum blanc de Martinique. Les rhum sont, en Martinique, comme les Ă©quipes de football, chacun soutient le sien. Il n’empĂŞche, pour le rhum comme pour le football, les rĂ©sultats ne mentent pas : le Stade de Reims de mon enfance a remportĂ© son dernier championnat de France en 1962 et le rhum Neisson est le meilleur rhum blanc agricole que vous trouverez ici-bas.
De passage en Martinique fin 2023, j’ai enfin passĂ© la grille et visitĂ© la distillerie Neisson, toute propre et silencieuse : elle est en activitĂ© Ă partir de janvier, quand commence la rĂ©colte de la canne.
Visiter une distillerie comme celle-lĂ , c’est comprendre Ă quel point le rhum est Ă la fois une activitĂ© agricole, une industrie, un artisanat, et un commerce.
Neisson est une entreprise familiale, dont l’histoire ne se rattache pas Ă l’histoire coloniale. Adrien Neisson achète la propriĂ©tĂ© Thieubert, au Carbet, en 1931 : 20 hectares de terre oĂą cultiver de la canne Ă sucre. Pas de rhum Ă ce moment-lĂ , juste du sucre : c’est une exploitation agricole. Et Adrien n’est ni agriculteur ni distilleur, c’est un commerçant mulâtre de Saint-Pierre, l’ancienne capitale Ă moins de 10 km au Nord.
La distillerie proprement dite est officiellement crĂ©Ă©e en 1932. Adrien Neisson fait venir de Lille, sans doute Ă grands frais, des moulins Ă Ă©craser la canne flambant neufs de la maison Mariolle-Pinguet. Mais achète d’occasion une vieille chaudière Babcock des annĂ©es 1890 (l’entreprise de chaudières, française malgrĂ© son nom, existe toujours sous le nom de Babcock-Wanson).
Le “secret” d’Adrien Neisson, c’est son jeune frère Jean, Ă©tudiant Ă l’Ă©cole supĂ©rieure de chimie de Paris. Aujourd’hui, presque tous les maĂ®tres de chais ont une formation en chimie, mais c’est une professionnalisation relativement rĂ©cente du mĂ©tier, et dans les annĂ©es 1930, les compĂ©tences de Jean Neisson sont tout Ă fait exceptionnelles et de la sĂ©lection des levures au contrĂ´le de la durĂ©e de fermentation (qu’il prĂ©fère plus longue et lente qu’ailleurs, de 3 Ă 5 jours) et de la distillation, sa capacitĂ© Ă faire, avec des moyens limitĂ©s, un produit de qualitĂ© supĂ©rieure permettent Ă la marque de se diffĂ©rencier localement.
La colonne Savalle en cuivre de la distillerie Neisson
Un saut de qualitĂ© est franchi en 1952 quand l’alambic original et sa chaudière Babcock sont remplacĂ©s par un alambic Ă colonne Savalle en cuivre. Il existe toutes sortes de colonnes Ă distiller et l’ingĂ©nieur Savalle, un Normand du 19e siècle qui s’intĂ©resse Ă l’eau-de-vie de pomme, a raffinĂ© le processus avec un alambic dont la subtilitĂ© consiste Ă faire circuler la vapeur en zig-zag dans son parcours au sein de la colonne. Cette colonne se diffusera dans toute la CaraĂŻbe. Jean Neisson va modifier lĂ©gèrement les plateaux de sa colonne pour contrĂ´ler plus prĂ©cisemment encore le rĂ©sultat qu’il cherche Ă obtenir : on n’est pas ingĂ©nieur pour rien.
Le carrelage du local à cuves de chez Neisson, avec le surnom des bouteilles carrées
IngĂ©nieur, il a aussi une fibre commerciale : il dessine la bouteille de forme carrĂ©e (“ZĂ©pol’KarĂ©”), originale, qui identifie toujours la marque sur les rayons des supermarchĂ©s martiniquais, et il met en place, pour le marchĂ© local, un système de consigne; il est aussi investit, tout au long des annĂ©es 1980, dans le travail collectif du secteur pour obtenir la crĂ©ation en 1996 de l’AOC Rhum Agricole de Martinique.
Jean Neisson ne verra pas cette crĂ©ation pourtant, puisqu’il dĂ©cède en 1995. Son frère Adrien est dĂ©cĂ©dĂ© quant Ă lui, sans hĂ©ritier, en 1971. La distillerie est alors transmise Ă la fille unique de Jean, Claudine Neisson-Vernant, qui est alors mĂ©decin hospitalier, spĂ©cialiste des maladies parasitaires. Elle interrompt son activitĂ© pour mettre le pied Ă l’Ă©trier de son propre fils GrĂ©gory, 23 ans, qui est alors Ă©tudiant en Ă©conomie en mĂ©tropole et reprend la distillerie du Carbet.
GrĂ©gory poursuit la tradition de recherche de qualitĂ© et d’innovation de son grand-père. Revenant au tout dĂ©but de la chaĂ®ne, Ă l’agriculture et Ă la canne, Neisson convertit l’exploitation au bio, diminuant les rendements mais amĂ©liorant la qualitĂ©. Les pesticides sont remplacĂ©s par une gestion très diffĂ©rente de la parcelle : dĂ©sherbage mĂ©canique, plantations entre deux rangs de cannes de plantes “de service”, qui limitent les mauvaises herbes, paillis de rĂ©sidus de canne pour enrichir le sol, plantation de vĂ©tiver en bordure des champs pour, Ă nouveau, limiter la croissance des mauvaises herbes. Ce qui, en milieu tropical oĂą tout pousse si vite et si bien, est un vrai challenge. En 2016 Neisson devient le premier rhum bio certifiĂ© de Martinique.
Cannes Ă sucre sur une parcelle en bordure de la distillerie, au Thieubert
En 2018, Neisson obtient le label entreprise du patrimoine vivant (EPV), dĂ©livrĂ© par l’Ă©tat pour distinguer des entreprises françaises artisanales et industrielles aux savoir-faire rares et d’exception, qui “savent allier tradition et innovation pour dĂ©velopper une activitĂ© durable et assurer la transmission de leur savoir-faire”.
Aujourd’hui, Neisson reste donc une entreprise familiale, qui commercialise un produit industriel, issu de l’agriculture et exploitant un artisanat de grande qualitĂ©. Une sorte de dĂ©finition vivante de ce qu’il y a de mieux dans le rhum.
Cour de la distillerie Neisson
Et le rhum, me direz-vous?
Du fait de son travail historique sur la qualitĂ©, renforcĂ© depuis 10 an, Neisson a en rĂ©alitĂ© aujourd’hui deux catĂ©gories de rhum.
Les blancs sont accessibles, financièrement, et Ă mes yeux sensiblement supĂ©rieurs Ă la concurrence. C’est ce que je bois et je pourrais reconnaĂ®tre l’odeur les yeux fermĂ©s : très lĂ©gèrement sucrĂ©e, Ă peine, l’alcool ne saute pas Ă la figure malgrĂ© les 52,5% vol., la canne elle-mĂŞme est prĂ©sente avec ses odeurs florales, ainsi que le citron vert. En bouche, la lĂ©gère morsure de l’alcool se transforme immĂ©diatement en une longue saveur d’herbes fraĂ®ches et de fruits tropicaux.
Le rhum agricole blanc par Neisson, 52,5
Les vieux? Je ne les connais en vĂ©ritĂ© pas. D’une part parce que je ne connais pas grand chose aux rhums vieux, d’autre part parce qu’ils sont innaccessibles. La rĂ©putation de Neisson est telle aujourd’hui auprès des amateurs que les bouteilles sont hors de prix, se revendent entre collectionneurs et font l’objet de spĂ©culation.
Mais faites confiance à cet article du magazine spécialisé Rumporter : ils sont excellents.