Je parle souvent d’histoire et de goĂ»t, mais le rhum est aussi une science. Parlons donc technique.
Avant d’ĂŞtre distillĂ©, le sucre (mĂ©lasse ou jus de canne - vesou) est mĂ©langĂ© d’eau et mis Ă fermenter : les levures le consomment pour produire de l’alcool, de la chaleur et du dioxide de carbonne, et pour dĂ©clencher une rĂ©action chimique dont rĂ©sultent des molècules comme les esters, qui donnent goĂ»ts et odeurs Ă la boisson. Toutes ces molĂ©cules autres que l’alcool sont regroupĂ©es sous le terme de congĂ©nères. Par exemple l’acĂ©tate de propyle donne une odeur de poire, l’acĂ©tate de butyle une odeur de banane, etc. Le choix des types de levure, la durĂ©e de la fermentation, la tempĂ©rature influent Ă©normĂ©ment sur les goĂ»ts et les odeurs prĂ©sents dans la “bière” (beer ou wash en anglais) Ă 5% Ă 10% d’alcool qui sort du processus de fermentation. C’est une Ă©tape essentielle puisque la distillation n’ajoute aucune odeur ni aucune saveur Ă l’alcool : elle sĂ©pare les diffĂ©rentes odeurs les unes des autres, et permet donc d’en sĂ©lectionner certaines, mais elle n’ajoute rien. Les goĂ»ts et les odeurs d’un rhum viennent donc ou bien d’après la distillation, si on ajoute des produits Ă l’alcool, ou d’avant, de la fermentation, qui est donc cruciale Ă l’identitĂ© d’un rhum. La distillerie Neisson en Martinique, par exemple, a travaillĂ© Ă isoler, sĂ©lectionner et cultiver une levure prĂ©sente sur les cannes Ă sucre de ses parcelles, qu’elle utilise pour marquer de son empreinte le processus de fermentation.
Le principe de la distillation est simple : l’alcool s’Ă©vapore Ă 78,3°C, l’eau Ă 100°C. Si vous faites chauffer le wash entre ces deux tempĂ©ratures, l’alcool va s’Ă©vaporer, et l’eau rester liquide. Vous pouvez rĂ©cupĂ©rer la vapeur d’alcool dans un tuyau, raffraĂ®chir ce tuyau en dessous de 78,3°C pour retrouver un liquide. Mais le diable est dans les dĂ©tails : tous les alcools et tous les congĂ©nères ne s’Ă©vaporent pas exactement Ă la mĂŞme tempĂ©rature. En gĂ©nĂ©ral, on Ă©limine ceux qui s’Ă©vaporent les premiers, qui peuvent ĂŞtre toxiques : c’est la “tĂŞte”. Le “coeur”, ce sont les congĂ©nères et l’alcool qui suivent. Et le distilleur dĂ©cide Ă quel moment il s’arrĂŞte Ă mesure que la tempĂ©rature monte et qu’il rĂ©cupère dans son alcool distillĂ© des composĂ©s avec plus d’odeurs, de saveurs, etc. : c’est la “queue”. Une fois fini votre lot, vous nettoyez votre alembic et vous recommencez.
Ce que je dĂ©cris ici, c’est la technique du pot still, très utilisĂ©e dans la JamaĂŻque, Ă la Barbade, etc. qui donne des rhums très forts en goĂ»ts et en odeurs. Et c’est beau.
Mais depuis le milieu du 19e siècle, il existe une autre technique, très largement majoritaire aujourd’hui : la colonne de distillation continue. Elle est utilisĂ©e pour distiller des whiskies, des rhums, du gin, de la vodka, etc. Moins beau, mais beaucoup plus souple et prĂ©cis.
La colonne est un espace clos et contrĂ´lĂ© oĂą règne un Ă©quilibre entre liquide et vapeur. Le wash est introduit Ă mis hauteur de la colonne, oĂą il tombe. Au moment oĂą il rencontre une vapeur chaude qui monte du bas de la colonne, le wash se vaporise : l’alcool remonte. La colonne est sĂ©parĂ©e en sections faites de diffĂ©rentes plaques performĂ©es : l’alcool monte progressivement en passant par les trous, tandis que les liquides qui ne se sont pas encore Ă©vaporĂ©s condensent sur la plaque et retombent. A mesure qu’il monte l’alcool est plus fort, mais s’Ă©loigne progressivement de la source de chaleur, se refroidit, condense et retombe sous forme liquide. C’est un circuit fermĂ© mais, au niveau de chaque plaque, une valve permet de “collecter” l’alcool qui se trouve Ă ce niveau. Au lieu, comme dans un pot still de choisir chronologiquement d’abord le coeur puis la queue de son alcool, le distilleur peut ici sĂ©lectionner en mĂŞme temps des Ă©lĂ©ments de tĂŞte, de coeur et de queue en ouvrant des vannes Ă diverses hauteurs de la colonne.
Si vous faites de la vodka, vous prenez uniquement ce qui est tout en haut de la colonne, le plus fort en alcool et qui n’a plus de goĂ»t ni d’odeurs. Si vous faites du rhum, vous sĂ©lectionnez le mĂ©lange qui vous intĂ©resse en ouvrant diffĂ©rentes valves Ă diffĂ©rents niveaux.
C’est compliquĂ©? C’est compliquĂ©. Je vous mets un lien vers une vidĂ©o YouTube qui explique bien le processus.
Louis Pasteur, chimiste qui Ă©tudiait les cristaux, s’est tournĂ© dans les annĂ©es 1850 vers l’Ă©tude de la fermentation quand, travaillant Ă la facultĂ© des sciences de Lille, il est sollicitĂ© par des distilleurs locaux qui s’inquiètent de la qualitĂ© de leur alcool de betterave (🤢). Tous ses travaux sur l’aĂ©robie, la fermentation etc. lui servent Ă Ă©tablir les bases de la micro-biologie qui lui serviront ensuite Ă travailler, Ă partir de 1877, sur les maladies infectieuses.
Karine Lassalle, MaĂ®tresse de Chais Ă la distillerie martiniquaise J.M., a une formation de chimiste, comme Joy Spence, son homologue d’Appleton Estate et bien d’autres maĂ®tres de chais aujourd’hui.
Pensez-y quand vous dĂ©gusterez un rhum : vous avez en bouche l’histoire d’un terroir, d’une rĂ©gion, le rĂ©sultat d’un processus naturel… et vous hĂ©ritez d’une longue histoire des sciences. Buvez du rhum Ă la gloire des chimistes.
“A Pasteur! Tchin.”