Arrack Je vais vous expliquer comment un alcool traditionnel de Jakarta avec 2% de riz pourrait être le meilleur ingrédient pour vos Mai Tai. Ne partez pas!

Comme chacun sait, l’histoire de la distillation et de la vinification, c’est l’histoire de l’humanitĂ©. Dans une bouteille d’alcool (l’invention de la bouteille, un sujet Ă  soi : je note), comme dans un plat cuisinĂ© se mĂ©langent culture, Ă©conomie et politique autant qu’un lieu, des personnes, des sociabilitĂ©s et une expĂ©rience.

L’arrack dont il est question ici n’est pas l’arak, arac ou arack de la mĂ©diterrannĂ©e orientale, qui est une eau-de-vie de vin parfumĂ©e Ă  l’anis. Notre arrack vient d’IndonĂ©sie, de Jakarta, id est Batavia, siège de la cĂ©lèbre VOC, la Vereenigde Oostindische Compagnie (Compagnie nĂ©erlandaise des Indes orientales). Le batavia arrack est un alcool distillĂ© Ă  partir de sucre de canne, en jus ou en mĂ©lasse, donc un rhum, mais avec une subtilitĂ© : pour dĂ©clencher et accĂ©lĂ©rer la fermentation, on ajoute aux levures une petite quantitĂ© de riz rouge germĂ©, qui reprĂ©sentera environ 2% du produit final. La distillation proprement dite se fait ensuite en alambic de type charentais (pot still) et non pas en colonne, Ă  l’image donc d’un rhum JamaĂŻcain ou Barbadien. Le Batavia Arrack est un cousin du rhum. Peut-ĂŞtre un oncle ou un arrière-gand-père. Une sorte de Sapiens qui se promĂ©nerait dans les rues avec 2% d’ADN de NĂ©anderthal : il y en a.

L’ajout du riz au moment de la fermentation donne forcĂ©ment une odeur et un goĂ»t très spĂ©cifique Ă  ce “rhum” indonĂ©sien : ceux qui l’ont goĂ»tĂ© parlent d’un nez floral et d’agrumes, et en bouche d’un goĂ»t de fruits très mĂ»rs, de banane, de paille humide et chaude - toutes les caractĂ©ristiques traditionnellement associĂ©es Ă  la notion de funk d’un rhum jamaĂŻcain. Et qu’on peut retrouver aujourd’hui parfois aussi dans certains vins naturels, d’ailleurs.

La production d’arrack venant de Jakarta / Batavia est jugĂ©e la meilleure et les nĂ©erlandais l’importent Ă  Amsterdam et Rotterdam, tandis que l’essentiel du rhum caribĂ©en est importĂ© vers Londres, Bristol, ou vers la France. Pendant tout le 18e et le 19e siècle, l’arrack de Batavia et le rhum se partagent les verres europĂ©ens. Les verres, et surtout les bols : l’arrack Ă©tait, avant le rhum et en parallèle avec lui, le roi du punch. Puis il a disparu des tables occidentales. Mais il n’a pas disparu totalement et, depuis quelques annĂ©es, il revient.

L’arrack est toujours produit Ă  Jakarta et il existe deux marques distribuĂ©es Ă  l’international : Van Oosten et By The Dutch, une compagnie crĂ©Ă©e en 2015 pour faire revivre des alcools “dans la tradition nĂ©erlandaise”, gin, alcool de geniève, liqueur d’avocat et arrack, qu’ils proposent en deux versions, vieilli de 8 Ă  12 mois en tonneaux de teak, ou vieilli 8 ans en fĂ»ts de teak en IndonĂ©sie puis de chĂŞne Ă  Amsterdam.

Mais, plot twist, aucune de ces deux compagnies ne produit leur arrack, toutes deux s’approvisionnent chez A&E Scheer, une entreprise que Matt Pietrek, l’auteur le plus influent sur le rhum aujourd’hui, prĂ©sente comme la plus importante compagnie de rhum dont vous n’avez jamais entendu parler. A&E Scheer est fondĂ© en 1712 et remplit jusqu’Ă  aujourd’hui deux missions principales : ils importent du rhum en Europe, qu’ils ne distribuent pas directement mais qu’ils stockent et revendent, et ils crĂ©Ă©ent des mĂ©langes. Leurs stocks sont rĂ©putĂ©s immenses, anciens et de grande qualitĂ© : quand on est un relativement petit producteur de rhum (ou d’arrack) qui fait un produit un peu original et en petite quantitĂ©, on n’aura pas la capacitĂ© de mettre en place un circuit de distribution autonome Ă  l’international, et il est logique de s’adresser Ă  un grossiste comme Scheer. A l’autre bout de la chaĂ®ne, si on veut distribuer sur le marchĂ© un mĂ©lange original de spiritueux, et qu’on n’est pas soi-mĂŞme producteur, il n’est pas rĂ©aliste d’imaginer faire le tour du monde pour tisser des liens avec les petits producteurs pour trouver une matière première de qualitĂ© : on s’adresse Ă  Scheer qui dispose, dans ses entrepĂ´ts d’Amsterdam, des Ă©chantillons et des stocks dont on a besoin. Ils travailleront avec vous pour faire sur mesure un mĂ©lange qui correspond Ă  ce que vous recherchez.

Cette petite chronique, me direz-vous, ne se rapproche pas du Mai Tai promis dans la première phrase? Je vous assure que si : partons en Californie, il n’y paraĂ®t pas, mais je vous assure que c’est sur le chemin du retour.

Le Mai Tai, pour rappel, est inventĂ© par Trader Vic en Californie et consiste en un mĂ©lange d’une bonne quantitĂ© de rhum vieux, et de petites quantitĂ©s de liqueur d’orange, de sirop d’orgeat et de jus de citron vert. Mais quel rhum vieux?

Trader Vic utilise initialement un rhum jamaĂŻcain, Wray and Nephew, âgĂ© de 17 ans. Le succès est tel que le stock de 17 ans est Ă©puisĂ© : il passe au Wray and Nephew de 15 ans, et quand les stocks, Ă  nouveau, s’Ă©puisent, il fait durer le W&N 15 ans en y mĂ©langeant d’autres rhums jamaĂŻcains. Mais dans les annĂ©es 1950 il commence Ă  inclure dans son mĂ©lange un rhum… martiniquais. Ce qui semble Ă©trange aujourd’hui, oĂą le rhum martiniquais est agricole, lĂ©ger et aux saveurs d’herbe, très loin de la banane mĂ»re d’un rhum jamaĂŻcain. Mais c’est qu’on est avant la crĂ©ation de l’AOC Rhum Agricole et que dans les annĂ©es 1950 on fait aussi en Martinique un rhum Ă  base de mĂ©lasse, proche de ce qui peut exister Ă  la JamaĂŻque. Cette tradition du rhum martiniquais, comme celle de l’arrack, est devenu un peu exotique, certes, mais n’a pas entièrement disparue : la distillerie du Galion continue de produire du rhum de mĂ©lasse et pour cause, elle est associĂ©e Ă  une sucrerie, la dernière de l’Ă®le, qui utilise ainsi les dĂ©chets de son activitĂ© sucrière. Or le Galion vend une partie de sa production Ă  A&E Scheer.

Et A&E Scheer peut utiliser ses stocks, son savoir faire et sa crĂ©ativitĂ© pour construire des rhums parfaits pour les Mai Tai, fait de rhums jamaĂŻcains et de rhum gand arĂ´me martiniquais. Par exemple le Denizen’s Merchant Reserve. Et des rhums qui, mĂŞme si ça n’est pas sur l’Ă©tiquette, contiennent de l’arrack de Batavia pour leur donner une petite touche de OOOmpf.

Je propose donc la variation suivante sur la recette traditionnelle du Mai Tai :

Le Bat Tai

2 oz arrack de batavia By The Dutch 8 ans

0,5 oz liqueur d’orange (Triple sec ou Grand Marnier)

0,5 oz sirop d’orgeat

0,5 oz citron vert

Shaker et servir sur un bloc de glace avec un rondelle de citron vert.